Pauvre Jérôme ! Si pourtant il savait que parfois il n’aurait qu’un geste à faire, et que ce
geste parfois je l’attends…
Lorsque j’étais enfant, c’est à cause de lui déjà que je souhaitais d’être belle. Il me
semble à présent que je n’ai jamais « tendu à la perfection » que pour lui. Et que cette
perfection ne puisse être atteinte que sans lui, c’est, ô mon Dieu ! celui d’entre vos
enseignements qui déconcerte le plus mon âme.
Combien heureuse doit être l’âme pour qui vertu se confondrait avec amour ! Parfois je
doute s’il est d’autre vertu que d’aimer, d’aimer le plus possible et toujours plus… Mais
certains jours, hélas ! la vertu ne m’apparaît plus que comme une résistance à l’amour. Eh
quoi ! oserais- je appeler vertu le plus naturel penchant de mon cœur ! Ô sophisme
attrayant ! invitation spécieuse ! mirage insidieux du bonheur !
Je lis ce matin dans La Bruyère :
« Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres
engagements que l’on nous défend, qu’il est naturel de désirer du moins qu’ils fussent
permis : de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer
par vertu. »
Pourquoi donc inventai-je ici la défense ? Serait-ce que m’attire en secret un charme
plus puissant encore, plus suave que celui de l’amour ? Oh ! pouvoir entraîner à la fois nos
deux âmes, à force d’amour, au delà de l’amour !…
Hélas ! Je ne le comprends que trop bien à présent : entre Dieu et lui, il n’est pas
d’autre obstacle que moi-même. Si, peut-être, comme il me le dit, son amour pour moi
l’inclina vers Dieu tout d’abord, à présent cet amour l’empêche ; il s’attarde à moi, me
préfère, et je deviens l’idole qui le retient de s’avancer plus loin dans la vertu. Il faut que
l’un de nous deux y parvienne ; et désespérant de surmonter dans mon lâche cœur mon
amour, permettez-moi, mon Dieu, accordez-moi la force de lui apprendre à ne m’aimer
plus ; de manière qu’au prix des miens, je vous apporte ses mérites infiniment
préférables… et si mon âme aujourd’hui sanglote de le perdre, n’est-ce pas pour que, plus
tard, je le retrouve en Vous…
Dites, ô mon Dieu ! quelle âme vous mérita jamais davantage ? N’est-il pas né pour
mieux que pour m’aimer ? Et l’aimerais- je autant, s’il devait s’arrêter à moi- même ?
Combien se rétrécit dans le bonheur tout ce qui pourrait être héroïque !…
Dimanche.
« Dieu nous ayant gardés pour quelque chose de meilleur. »
Lundi 3 mai.
Que le bonheur soit là, tout près, qu’il se propose… n’avoir qu’à allonger la main pour
s’en saisir…
Ce matin, causant avec lui, j’ai consommé le sacrifice.
Lundi soir.
Il part demain…
Cher Jérôme, je t’aime toujours de tendresse infinie ; mais jamais plus je ne pourrai te
le dire. La contrainte que j’impose à mes yeux, à mes lèvres, à mon âme, est si dure que te
quitter m’est délivrance et amère satisfaction.
Je m’efforce d’agir avec raison, mais au moment de l’action, les raisons qui me
faisaient agir m’échappent, ou me paraissent folles ; je n’y crois plus…
Les raisons qui me font le fuir ? Je n’y crois plus… Et je le fuis pourtant, avec tristesse,
et sans comprendre pourquoi je le fuis.
Seigneur ! nous avancer vers vous, Jérôme et moi, l’un avec l’autre, l’un par l’autre ;
marcher tout le long de la vie comme deux pèlerins dont l’un parfois dise à l’autre :
« Appuie-toi sur moi, frère, si tu es las », et dont l’autre réponde : « Il me suffit de te sentir
près de moi… » Mais non ! la route que vous nous enseignez, Seigneur, est une route
étroite – étroite à n’y pouvoir marcher deux de front.
4 juillet.
Voilà plus de six semaines que je n’ai pas rouvert ce cahier. Le mois dernier, en en
relisant quelques pages, j’y avais surpris un absurde, un coupable souci de bien écrire…
que je lui dois…
Comme si, dans ce cahier que je n’ai commencé que pour m’aider à me passer de lui, je
continuais à lui écrire.
J’ai déchiré toutes les pages qui m’ont paru bien écrites. (Je sais ce que j’entends par
là.) J’aurais dû déchirer toutes celles où il est question de lui. J’aurais dû tout déchirer… Je
n’ai pas pu.
Et déjà d’avoir arraché ces quelques pages, j’ai ressenti un peu d’orgueil… un orgueil
dont je rirais, si mon cœur n’était si malade.
Vraiment il semblait que j’eusse là du mérite et que ce que je supprimais fût grand-
chose !
6 juillet.
J’ai dû bannir de ma bibliothèque…
De livre en livre je le fuis et le retrouve. Même la page que sans lui je découvre,
j’entends sa voix encore me la lire. Je n’ai goût qu’à ce qui l’intéresse, et ma pensée a pris
la forme de la sienne au point que je ne sais les distinguer pas plus qu’au temps où je
pouvais me plaire à les confondre.
Parfois je m’efforce d’écrire mal, pour échapper au rythme de ses phrases ; mais lutter
contre lui, c’est encore m’occuper de lui. Je prends la résolution de ne plus lire pour un
temps que la Bible (l’Imitation aussi, peut-être) et de ne plus écrire dans ce carnet que,
chaque jour, le verset marquant de ma lecture.
Suivait une sorte de « pain quotidien », où la date de chaque jour, à partir du premier
juillet, était accompagnée d’un verset. Je ne transcris ici que ceux qu’accompagnait aussi
quelque commentaire.
20 juillet.
« Vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres. » Je comprends qu’il faudrait donner
aux pauvres ce cœur dont je ne dispose que pour Jérôme. Et du même coup n’est-ce pas lui
enseigner à faire de même ?… Seigneur, donnez-moi ce courage.
24 juillet.
J’ai cessé de lire l’Internelle Consolacion. Cette ancienne langue m’amusait fort, mais
me distrayait et la joie quasi païenne que j’y goûte n’a rien à voir avec l’édification que je
me proposais d’y chercher.
Repris l’Imitation ; et non point même dans le texte latin, que je suis trop vaine de
comprendre. J’aime que ne soit pas même signée la traduction où je la lis – protestante il
est vrai, mais « appropriée à toutes les communios chrétiennes », dit le titre.