« C’est quelqu’un qui étudie continuellement le même morceau sans pouvoir
l’apprendre, dit-il ; quelle persévérance ! »
Une nuit, le savant se réveilla et crut voir une lueur bizarre sur le balcon
de son voisin ; toutes les fleurs brillaient comme des flammes, et, au milieu
d’elles, se tenait debout une grande demoiselle svelte et charmante, qui
brillait autant que les fleurs. Cette forte lumière blessa les yeux de notre
homme, il se leva tout d’un coup, et alla écarter le rideau de la fenêtre pour
regarder la maison d’en face : tout avait disparu. Seulement, la porte qui
donnait sur le balcon était entrouverte, et la musique résonnait toujours. Il
fallait qu’il y eût quelque sorcellerie là-dessous. Qui donc habitait là ? où
était donc l’entrée ? Tout le rez-de-chaussée se composait de boutiques ;
nulle part on ne voyait de corridor ni d’escalier conduisant aux étages
supérieurs.
Un soir, le savant était assis sur son balcon, et, derrière lui, dans la
chambre, brûlait une bougie ; il était donc tout naturel que son ombre se
dessinât sur le mur du voisin. Elle se montrait entre les fleurs, et répétait
tous les mouvements du savant.
« Je crois que mon ombre est la seule chose qui vive là, en face : comme
elle est gentiment assise entre les fleurs, près de la porte entrouverte ! Elle
devrait être assez fine pour entrer, regarder ce qui se passe, et venir me le
raconter. Va donc ! cria-t-il en plaisantant ; montre au moins que tu sers à
quelque chose ; allons ! entre. »
Puis il fit un signe de tête à l’Ombre, et l’Ombre répéta ce signe. « Va !
mais ne reste pas trop longtemps. »
À ces mots, le savant se leva et l’Ombre fit comme lui. Il se tourna, et
l’Ombre se tourna aussi. Quelqu’un qui eût fait attention aurait pu voir que
l’Ombre entrait par la porte entrouverte chez le voisin, au moment où le
savant entrait lui-même dans sa chambre en tirant derrière lui le grand rideau.
Le lendemain, lorsque ce dernier sortit pour prendre son café et lire les
journaux, arrivé sous l’éclat du soleil, il s’écria tout à coup : « Qu’est-ce
donc ? où est mon ombre ? serait-elle, en effet, partie hier au soir, et pas
encore revenue ? C’est excessivement fâcheux. »
Grand était son dépit, non pas parce que l’Ombre avait disparu, mais
parce qu’il savait l’histoire d’un homme sans ombre, comme tout le monde
dans les pays froids, et si lui, revenu un jour, racontait sa propre histoire,
on l’accuserait de plagiat sans qu’il le méritât le moins du monde. Il résolut
donc de n’en parler à personne. Et bien il fit.
Le soir, il retourna sur son balcon après avoir bien posé la lumière derrière
lui, pour faire revenir son ombre ; mais il eut beau se faire grand, petit, et
répéter, hem ! hem ! l’ombre n’apparut pas.