tout repousse bien vite, et, au bout de huit jours, il remarqua, à son grand
plaisir, qu’une nouvelle ombre sortait de ses jambes lorsqu’il se promenait
au soleil. La racine de l’ancienne y était probablement restée. Au bout de
trois semaines, il avait une ombre convenable qui, dans son voyage aux pays
du Nord, crût tellement que notre savant aurait pu se contenter de la moitié.
Revenu dans son pays, il composa plusieurs livres sur ce que le monde a
de vrai, de beau et de bon : et bien des années s’écoulèrent ainsi.
Un soir qu’il était assis dans sa chambre, quelqu’un frappa à la porte.
« Entrez ! dit-il.
Mais personne n’entra. Il alla ouvrir et vit un homme très grand et très
maigre, du reste parfaitement habillé et de l’air le plus comme il faut.
« À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda le savant.
– Je me doutais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, répondit l’homme
délicat ; voyez-vous ? c’est que je suis devenu corps ; j’ai de la chair, et
je porte des habits. Ne reconnaissez-vous pas votre ancienne ombre ? Vous
avez cru que je ne reviendrais plus. J’ai eu bien de la chance depuis que
je vous ai quitté ; je suis riche et j’ai par conséquent les moyens de me
racheter. »
Puis il fit sonner un tas de breloques attachées à la lourde chaîne d’or de
sa montre, et ses doigts couverts de diamants lancèrent mille éclairs.
« Je n’en reviens pas ! dit le savant ; qu’est-ce que cela signifie ?
– Certes, cela est extraordinaire, en effet mais vous-même, n’êtes-vous
pas un homme extraordinaire ? Et moi, vous le savez bien, j’ai suivi vos
traces dès votre enfance. Me trouvant mûr pour faire seul mon chemin dans
le monde, vous m’y avez lancé, et j’ai parfaitement réussi. J’ai eu le désir
de vous voir avant votre mort, et, en même temps, de visiter ma patrie. Vous
savez, on aime toujours sa patrie. Sachant que vous avez une autre ombre,
je vous demanderai maintenant si je dois quelque chose à elle ou à vous.
Parlez, s’il vous plaît.
– C’est donc véritablement toi ! répondit le savant. C’est extraordinaire ;
jamais je n’aurais cru que mon ancienne ombre me reviendrait sous la forme
d’un homme.
– Dites ce que je dois, reprit l’Ombre, je n’aime pas les dettes.
– De quelles dettes parles-tu ? tu me vois tout heureux de ta chance ;
assieds-toi, vieil ami, et raconte-moi tout ce qui s’est passé. Que voyais-tu
chez le voisin, dans les pays chauds ?
– Je vous le raconterai, mais à une condition ; c’est de ne jamais dire à
personne ici, dans la ville, que j’ai été votre ombre. J’ai l’intention de me
marier ; mes moyens me permettent de nourrir une famille, et au-delà.