ne comprenais pas alors ma véritable nature ; c’est dans l’antichambre que
j’ai appris à la connaître. J’étais mûr au moment où vous m’avez lancé dans
le monde, mais vous partiez tout à coup en me laissant presque nu. J’eus
bientôt honte de me trouver dans un pareil état ; j’avais besoin de vêtements,
de bottes, de tout ce vernis qui fait l’homme. Je me cachai, je vous le dis sans
crainte, persuadé que vous ne l’imprimerez pas, je me cachai sous les jupons
d’une marchande de gâteaux qui ignorait ma valeur. Le soir seulement, je
sortais pour courir les rues au clair de la lune. Je montais et je descendais le
long des murs, regardant par les grandes fenêtres dans les salons et par les
lucarnes dans les mansardes. Je vis par où personne ne pouvait voir, et ce
que personne ne pouvait voir ni ne devait voir. Pour vous dire la vérité, ce
monde est bien vil ; et, sans ce préjugé qu’un homme signifie quelque chose,
je ne me soucierais pas de l’être. J’ai vu des choses inimaginables chez les
femmes, chez les hommes, chez les parents et les enfants charmants. J’ai
vu ce que personne ne devait savoir, mais ce que tous brûlaient de savoir,
le mal du prochain. Si j’avais écrit un journal, on l’aurait dévoré ; mais je
préférais écrire aux personnes elles-mêmes, et dans toutes les villes où je
passais, c’était une frayeur inouïe. On me craignait et on me chérissait. Les
professeurs me firent professeur, les tailleurs me donnèrent des habits ; j’en
ai en quantité ; le directeur de la monnaie me frappait de belles pièces ; les
femmes me trouvaient gentil garçon. C’est ainsi que je suis devenu ce que je
suis. Là-dessus, je vous présente mes respects. Voici ma carte ; je demeure du
côté du soleil, et, en temps de pluie, vous me trouverez toujours chez moi. »
À ces mots, l’Ombre partit.
« C’est cependant bien remarquable, » dit le savant.
Juste une année après, l’Ombre revint.
« Comment allez-vous ? demanda-t-elle.
– Hélas ! j’écris sur le vrai, sur le beau et sur le bon, mais personne n’y
fait attention. J’en suis au désespoir.
– Vous avez tort ; regardez-moi ; j’engraisse, et c’est ce qu’il faut.
Vous ne connaissez pas le monde. Je vous conseille de faire un voyage ;
encore mieux, comme j’ai l’intention d’en faire un cet été, si vous voulez
m’accompagner en qualité d’ombre, vous me ferez grand plaisir. Je paye le
voyage.
– Vous allez trop loin.
– C’est selon. Je vous assure que le voyage vous fera du bien. Soyez mon
ombre, vous n’aurez rien à dépenser.
– C’en est trop ! dit le savant.
– Il en est ainsi du monde, et il en sera toujours ainsi. » repartit l’Ombre
en s’en allant.