À chaque instant, la vieille ajoutait un nouvel ingrédient, et, lorsque le
mélange bouillit à gros bouillons, il rendit un son pareil aux gémissements
du crocodile. L’élixir, une fois préparé, ressemblait à de l’eau claire.
« Le voici, dit la sorcière, après l’avoir versé dans une fiole. Si les polypes
voulaient te saisir, quand tu t’en retourneras par ma forêt, tu n’as qu’à leur
jeter une goutte de cette boisson, et ils éclateront en mille morceaux. »
Ce conseil était inutile ; car les polypes, en apercevant l’élixir qui luisait
dans la main de la princesse comme une étoile, reculèrent effrayés devant
elle. Ainsi elle traversa la forêt et les tourbillons mugissants.
Quand elle arriva au château de son père, les lumières de la grande salle
de danse étaient éteintes ; tout le monde dormait sans doute, mais elle n’osa
pas entrer. Elle ne pouvait plus leur parler, et bientôt elle allait les quitter
pour jamais. Il lui semblait que son cœur se brisait de chagrin. Elle se glissa
ensuite dans le jardin, cueillit une fleur de chaque parterre de ses sœurs,
envoya du bout des doigts mille baisers au château, et monta à la surface
de la mer.
Le soleil ne s’était pas encore levé lorsqu’elle vit le château du prince.
Elle s’assit sur la côte et but l’élixir ; ce fut comme si une épée affilée lui
traversait le corps ; elle s’évanouit et resta comme morte. Le soleil brillait
déjà sur la mer lorsqu’elle se réveilla, éprouvant une douleur cuisante. Mais
en face d’elle était le beau prince, qui attachait sur elle ses yeux noirs. La
petite sirène baissa les siens, et alors elle vit que sa queue de poisson avait
disparu, et que deux jambes blanches et gracieuses la remplaçaient.
Le prince lui demanda qui elle était et d’où elle venait ; elle le regarda
d’un air doux et affligé, sans pouvoir dire un mot. Puis le jeune homme la
prit par la main et la conduisit au château. Chaque pas, comme avait dit
la sorcière, lui causait des douleurs atroces ; cependant, au bras du prince,
elle monta l’escalier de marbre, légère comme une bulle de savon, et tout le
monde admira sa marche gracieuse. On la revêtit de soie et de mousseline,
sans pouvoir assez admirer sa beauté ; mais elle restait toujours muette. Des
esclaves habillées de soie et d’or, chantaient devant le prince les exploits de
ses ancêtres ; elles chantaient bien, et le prince les applaudissait en souriant
à la jeune fille.
« S’il savait, pensa-t-elle, que pour lui j’ai sacrifié une voix plus belle
encore ! »