– Montrez-moi un peu cet œuf qui ne veut pas crever, dit la vieille. Ah !
vous pouvez me croire, c’est un œuf de dinde. Moi aussi j’ai été trompée
une fois comme vous, et j’ai eu toute la peine possible avec le petit ; car tous
ces êtres-là ont affreusement peur de l’eau. Je ne pouvais parvenir à l’y faire
entrer. J’avais beau le happer et barboter devant lui, rien n’y faisait. Que je
le regarde encore : oui, c’est bien certainement un œuf de dinde. Laissez-le
là, et apprenez plutôt aux autres enfants à nager.
– Non, puisque j’ai déjà perdu tant de temps, je puis bien rester à couver
un jour ou deux de plus, répondit la cane.
– Comme vous voudrez, » répliqua la vieille ; elle s’en alla.
Enfin le gros œuf creva. « Pi-pip, » fit le petit, et il sortit. Comme il était
grand et vilain ! La cane le regarda et dit : « Quel énorme caneton. Il ne
ressemble à aucun de nous. Serait-ce vraiment un dindon ? ce sera facile à
voir : il faut qu’il aille à l’eau, quand je devrais l’y traîner. »
Le lendemain, il faisait un temps magnifique : le soleil rayonnait sur
toutes les vertes bardanes ; la mère des canards se rendit avec toute sa famille
au fossé. « Platsh ! » et elle sauta dans l’eau. « Rap-rap, » dit-elle ensuite,
et chacun des petits plongea l’un après l’autre ; et l’eau se referma sur
les têtes. Mais bientôt ils reparurent et nagèrent avec rapidité. Les jambes
allaient toutes seules, et tous se réjouissaient dans l’eau, même le vilain
grand caneton gris.
« Ce n’est pas un dindon, dit-elle. Comme il se sert habilement de ses
jambes, et comme il se tient droit ! C’est mon enfant aussi : il n’est pas si
laid, lorsqu’on le regarde de près. Rap-rap ! Venez maintenant avec moi :
je vais vous faire faire votre entrée dans le monde et vous présenter dans
la cour des canards. Seulement ne vous éloignez pas de moi, pour qu’on ne
marche pas sur vous, et prenez bien garde au chat. » Ils entrèrent tous dans
la cour des canards.
Quel bruit on y faisait ! Deux familles s’y disputaient une tête d’anguille,
et à la fin ce fut le chat qui l’emporta.
« Vous voyez comme les choses se passent dans le monde, » dit la cane
en aiguisant son bec ; car elle aussi aurait bien voulu avoir la tête d’anguille.
« Maintenant remuez les jambes, continua-t-elle ; tenez-vous bien ensemble
et saluez le vieux canard là-bas. C’est le plus distingué de tous ceux qui
se trouvent ici. Il est de race espagnole, c’est pour cela qu’il est si gros, et
remarquez bien ce ruban rouge autour de sa jambe : c’est quelque chose de
magnifique, et la plus grande distinction qu’on puisse accorder à un canard.
Cela signifie qu’on ne veut pas le perdre, et qu’il doit être remarqué par les
animaux comme par les hommes. Allons, tenez-vous bien ; non, ne mettez
pas les pieds en dedans : un caneton bien élevé écarte les pieds avec soin ;
regardez comme je les mets en dehors. Inclinez-vous et dites : « Rap ! »