【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée IV (5)
– Maintenant cousez avec de la soie cramoisie, une piastre dans un coin du
fichu. – Dans un autre coin cousez une demi-piastre ; ici, une piécette ; là, une
pièce de deux réaux. Puis il faut coudre au milieu une pièce d'or. Un doublon
serait le mieux. – On coud le doublon et le reste. – À présent, donnez-moi le
fichu, je vais le porter au Campo-Santo, à minuit sonnant. Venez avec moi,
si vous voulez voir une belle diablerie. Je vous promets que dès demain vous
reverrez celui que vous aimez. – La Bohémienne partit seule pour le Campo-
Santo, car on avait trop peur des diables pour l’accompagner. Je vous laisse
à penser si la pauvre amante délaissée a revu son fichu et son infidèle.
Malgré leur misère et l’espèce d’aversion qu’ils inspirent, les Bohémiens
jouissent cependant d’une certaine considération parmi les gens peu éclairés,
et ils en sont très vains. Ils se sentent une race supérieure pour l’intelligence
et méprisent cordialement le peuple qui leur donne l’hospitalité. – Les
Gentils sont si bêtes, me disait une Bohémienne des Vosges, qu’il n’y a
aucun mérite à les attraper. L’autre jour, une paysanne m’appelle dans la
rue, j’entre chez elle. Son poêle fumait, et elle me demande un sort pour le
faire aller. Moi, je me fais d’abord donner un bon morceau de lard. Puis, je
me mets à marmotter quelques mots en rommani. Tu es bête, je disais, tu es
née bête, bête tu mourras... Quand je fus près de la porte, je lui dis en bon
allemand : Le moyen infaillible d’empêcher ton poêle de fumer, c’est de n’y
pas faire de feu. Et je pris mes jambes à mon cou.
L’histoire des Bohémiens est encore un problème. On sait à la vérité que
leurs premières bandes, fort peu nombreuses, se montrèrent dans l’est de
l’Europe, vers le commencement du quinzième siècle ; mais on ne peut dire
ni d’où ils viennent, ni pourquoi ils sont venus en Europe, et, ce qui est plus
extraordinaire, on ignore comment ils se sont multipliés en peu de temps
d’une façon si prodigieuse dans plusieurs contrées fort éloignées les une des
autres. Les Bohémiens eux-mêmes n’ont conservé aucune tradition sur leur
origine, et si la plupart d’entre eux parlent de l’Égypte comme de leur patrie
primitive, c’est qu’ils ont adopté une fable très anciennement répandue sur
leur compte.