Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe
II
Robinson fait naufrage
et les flots le jettent
sur une terre inconnue
Notre vaisseau était d’environ cent vingt tonneaux, il portait six canons
et quatorze hommes en y comprenant le maître, son garçon et moi. Nous
ne l’avions chargé d’autres marchandises que de quincailleries propres à
nos échanges, telles que des ciseaux, des haches et surtout de petits miroirs.
Nous mîmes à la voile, nous dirigeant vers la côte d’Afrique, lorsque le
treizième jour s’éleva un violent ouragan qui nous désorienta complètement.
Il se déchaîna d’une manière si terrible que, pendant douze jours, il nous fut
impossible d’aller autrement qu’à la dérive. Nous nous attendions à chaque
instant à être ensevelis dans les flots lorsque le matin commençant à pointer,
un de nos matelots s’écria : « Terre ! » À peine fûmes-nous sortis de la
cabane pour voir ce que c’était, et dans quelle région du monde nous nous
trouvions, que le vaisseau donna contre un banc de sable. Son mouvement
cessa tout à coup et les vagues y entrèrent avec tant de précipitation que nous
nous attendions à périr sur l’heure.
Nous eûmes cependant le temps de mettre la chaloupe à la mer et d’y
prendre place pour essayer de nous sauver. Comme nous avions ramé, ou
plutôt dérivé, l’espace d’une lieue et demie, une vague énorme, semblable à
une montagne, se rua sur nous avec tant de furie qu’elle renversa tout d’un
coup la chaloupe et nous sépara les uns des autres aussi bien que du bateau.
Après m’avoir enlevé plusieurs fois, la mer me jeta contre un rocher et
cela si rudement que j’en perdis le sentiment. Heureusement, je revins à moi
un peu avant son retour et, voyant que j’allais être enseveli, je résolus de
m’attacher à un morceau du roc et de retenir mon haleine jusqu’à ce que les
eaux se fussent retirées. Déjà les vagues étaient moins hautes ; j’eus soin de
ne pas lâcher prise avant qu’elles n’eussent passé et repassé par-dessus moi.
Après quoi, je pus parvenir à prendre terre et à monter sur le haut du rivage.
Me voyant ainsi en toute sûreté, je me mis à réfléchir sur le sort de mes
camarades qui tous avaient été noyés. J’étais bien le seul qui eût pu se sauver,
car je ne revis plus rien des autres, excepté trois de leurs chapeaux, un bonnet
et deux souliers dépareillés.