Pendant cette longue retraite, je commençai à me trouver un peu à court
de vivres, mais, m’étant hasardé deux fois à aller dehors, je parvins à tuer un
bouc et trouvai une grosse tortue qui fut pour moi un grand régal. Je réglais
mes repas de la manière suivante : je mangeais une grappe de raisin pour
mon déjeuner ; un morceau de bouc ou de tortue grillée pour mon dîner,
puis, à souper, deux ou trois œufs de tortue faisaient mon affaire.
Le 30 septembre arriva, fixant l’anniversaire de mon funeste
débarquement. Je calculai les crans marqués sur mon poteau et je trouvai
qu’il y avait bien trois cent soixante-cinq jours que j’étais à terre. Je
m’apercevais déjà de la régularité des saisons ; je ne me laissais plus
surprendre ni par la pluvieuse, ni par la sèche, et savais me pourvoir et pour
l’une et pour l’autre. Mais avant d’acquérir toute l’expérience nécessaire,
j’essuyai bien des mécomptes, en particulier au sujet de mon orge et de mon
riz dont j’ai parlé précédemment.
J’avais bien récolté trente épis de ce riz et vingt de cette orge qui avaient
poussé de manière si inattendue, et je crus que c’était maintenant le temps
de semer leurs grains, puisque les pluies étaient passées.
Je cultivai donc une pièce de terre le mieux que je pus avec une
pelle de bois, et, après l’avoir partagée en deux parts, je l’ensemençai.
Heureusement, l’idée me vint que je ferais bien de ne pas tout employer cette
première fois et je ne risquai guère plus des deux tiers de ma semence. Je
me félicitai dans la suite de m’y être pris avec cette précaution. De tout ce
que j’avais semé, pas un grain ne vint à maturité parce qu’aux mois suivants
la terre tout à fait sèche manqua de l’humidité nécessaire à la germination.
Voyant que ma première semence ne croissait point, je cherchai un autre
champ pour faire un nouvel essai. Je préparai donc une pièce de terre
près de ma nouvelle métairie et je semai le reste de mon grain en février.
Cette semence ayant les mois de mars et d’avril pour l’humecter, poussa
fort heureusement et fournit la plus belle récolte que je pusse attendre.
Seulement, comme cette seconde semaille n’était qu’un reste de la première
et que je n’avais pas osé la risquer entièrement, je n’eus en définitive qu’une
toute petite moisson, à peine deux picotins, l’un de riz, l’autre d’orge. Mais
cette expérience me rendit maître consommé ; je sus alors exactement quand
il fallait semer et comment je pouvais faire deux semailles et recueillir deux
moissons.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe