Épouvanté, je retournai vers mon château et, ayant retiré mon échelle
après moi, je me préparai à la défense, je chargeai mon artillerie et tous
mes pistolets et résolus de me battre jusqu’à mon dernier soupir. J’attendis
ainsi l’ennemi pendant deux heures, puis, incapable de rester plus longtemps
dans l’incertitude, je m’enhardis à monter sur le haut du rocher au moyen
de mes deux échelles et, m’étendant sur le ventre, je me servis de ma lunette
d’approche pour savoir de quoi il s’agissait.
Je vis d’abord neuf sauvages assis en rond autour d’un petit feu, non pour
se chauffer, car il faisait une chaleur extrême, mais pour préparer quelque
mets de chair humaine qu’ils avaient apportée avec eux, morte ou vive.
Ils étaient venus sur deux canots qu’ils avaient tirés sur le rivage ; et
comme c’était alors le temps du flux, ils paraissaient attendre le reflux pour
s’en retourner. Je conclus qu’ils venaient et retournaient toujours de la même
manière et que je pouvais battre la campagne sans danger pendant le flux à
condition de n’avoir pas été découvert auparavant. Cette pensée me rassura
et me permit de continuer ma moisson avec assez de tranquillité. Les choses
se passèrent comme j’avais prévu. Dès que la marée commença à se retirer,
je les vis se jeter dans leurs barques et faire force rames. Mais ce n’était pas
sans s’être divertis auparavant par toutes sortes de danses.
Aussitôt que je les vis embarqués, je sortis avec deux fusils sur mes
épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon large sabre à mon côté et je gravis
promptement la colline d’où j’avais vu pour la première fois les reliefs des
horribles festins de ces cannibales.
Descendu sur le rivage, j’aperçus de nouvelles traces de leur brutalité et
j’en fus si indigné que je résolus de tomber sur la première troupe que je
rencontrerais, si nombreuse qu’elle pût être.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe