XVI
Robinson sauve la vie à un
prisonnier des sauvages
Une fois cette détermination prise, je ne manquai pas un seul jour
d’aller en reconnaissance, mais je ne découvris rien pendant dix-huit mois.
Cependant, un matin, je vis sur le rivage jusqu’à six canots dont les sauvages
étaient déjà à terre et hors de la portée de ma vue. Je savais qu’ils venaient
d’ordinaire cinq ou six dans chaque barque : me serait-il possible d’en venir
aux mains avec une trentaine ?
Mais j’attendais depuis si longtemps cette occasion que je ne la laissai
point passer et que je me préparai pour le combat ; puis, posant mes deux
fusils au pied de mon échelle, je montai sur le rocher où je me plaçai de
telle manière que ma tête ne dépassait pas le sommet. De là, au moyen de
mes lunettes, j’aperçus qu’ils étaient en effet au moins trente, qu’ils avaient
allumé du feu pour préparer leur festin et qu’ils dansaient autour avec mille
postures et mille gesticulations bizarres selon la coutume de leur pays.
Un moment après, je les vis qui tiraient d’une barque deux misérables
pour les mettre en pièces. Un des deux tomba bientôt à terre, assommé, à ce
que je crois, d’un coup de massue. L’autre victime, parvenant à s’échapper,
se mit à courir avec toute la vitesse imaginable, directement de mon côté, je
veux dire du côté du rivage qui menait à mon habitation.
J’avoue que je fus terriblement effrayé en le voyant enfiler ce chemin,
surtout parce que je m’imaginais qu’il était suivi de toute la troupe. Je restai
néanmoins au même endroit et je me rassurai bientôt en voyant qu’il n’y
avait que trois hommes qui le poursuivaient et qu’il gagnait sur eux un terrain
considérable.
Il rencontra bientôt une petite baie où il aurait pu être pris s’il s’était
seulement arrêté ; mais il n’hésita pas et, quoique la marée fût haute, il se jeta
à corps perdu dans les eaux et gagna l’autre rive en une trentaine d’élans.
Après quoi, il se remit à courir avec autant de force qu’auparavant. Quand
ses trois ennemis arrivèrent au même endroit, ils hésitèrent. L’un d’entre eux
renonça à se mettre à la nage et s’en retourna vers le lieu du festin. Quant
à ceux qui se décidèrent à passer l’eau, ils mirent bien le double du temps
que leur prisonnier avait employé.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe