Je fus alors pleinement convaincu que l’occasion était venue de me
procurer un compagnon et un domestique. Je descendis précipitamment du
rocher pour prendre mes fusils et, remontant avec la même ardeur, j’avançai
vers la mer. Je n’avais pas grand chemin à faire et me jetai bientôt entre
le poursuivant et le poursuivi, tâchant de faire comprendre à celui-ci de
s’arrêter et de rester avec moi. Mais je crois qu’à ce moment je lui faisais
aussi peur que ceux auxquels il tentait d’échapper. J’avançai à pas lents, et
ensuite, me jetant brusquement sur le premier sauvage, je l’assommai d’un
coup de crosse.
Le second, voyant tomber son camarade, s’arrêta court, comme effrayé.
J’allai droit sur lui, mais en l’approchant, je le vis armé d’un arc dans lequel
il mettait la flèche. Je ne lui laissai pas le temps de tirer et le fis tomber raide
mort.
Pour le pauvre fuyard, il était si épouvanté du feu et du bruit, qu’il s’arrêta
tout court, sans bouger du même endroit, et je vis à son air effaré qu’il avait
plus envie de reprendre sa fuite que d’approcher de moi. Je lui fis signe de
nouveau, il fit quelques pas, puis s’arrêta et le même manège dura quelques
instants. Il s’imaginait sans doute être devenu prisonnier une seconde fois
et menacé d’être tué comme ses deux ennemis. Enfin, lui ayant fait signe
d’approcher pour la troisième fois, et de la manière la plus propre à le
rassurer, il vint à moi, se mettant à genoux tous les dix ou douze pas pour
me témoigner sa reconnaissance. Pendant tout ce temps je lui souriais aussi
gracieusement qu’il était possible. Enfin, étant arrivé tout près de moi, il se
jeta à mes genoux, baisa la terre, prit un de mes pieds et le posa sur sa tête
pour me faire comprendre sans doute qu’il me jurait fidélité. Je le relevai
en lui faisant des caresses pour l’encourager de plus en plus et l’emmenai
ensuite avec moi, non dans mon château, mais dans la grotte. Là je lui donnai
du pain, une grappe de raisins secs, et de l’eau dont il avait un grand besoin,
étant fort altéré par la fatigue d’une si longue et si rude course. Je lui fis signe
d’aller dormir en lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture qui
me servait assez souvent de lit à moi-même.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe