Le jour suivant, je me mis à chercher où je pourrais le loger d’une manière
commode pour lui sans avoir rien à craindre pour moi au cas où il serait
assez méchant pour attenter à ma vie. Je ne trouvai rien de plus convenable
que de lui faire une hutte entre mes deux retranchements et je pris toutes
les précautions pour l’empêcher de venir dans mon château malgré moi.
Mais cette prudence n’était pas nécessaire. Jamais homme n’eut un valet
plus fidèle, plus rempli d’amour pour son maître. Il s’attachait à moi avec
une tendresse véritablement filiale, il n’était ni entêté ni violent et, en toute
occasion, il aurait sacrifié sa vie pour sauver la mienne.
J’étais charmé de lui et m’efforçais surtout de lui apprendre à parler ; je
le trouvai le meilleur écolier du monde. Il était si gai, si ravi quand il pouvait
me comprendre ou se faire comprendre de moi qu’il me communiquait sa
joie et rendait nos conversations charmantes.
Je résolus aussi de le détourner de son appétit de cannibale en lui faisant
goûter d’autres viandes. Je le conduisis donc un matin dans les bois et fis
feu sur un chevreau sauvage que je tuai. Le pauvre Vendredi qui m’avait
vu terrasser de loin un de ses ennemis se mit à trembler comme une feuille.
Sans tourner la tête du côté du chevreau pour voir si je l’avais tué ou non,
il ne songea qu’à ouvrir sa veste pour examiner s’il n’était pas blessé luimême ;
après quoi, il se jeta à mes pieds pour me supplier de ne pas le tuer.
Je le rassurai, le prit par la main en souriant, le fis lever, et, lui montrant
du doigt le chevreau, lui fis signe de l’aller chercher. Pendant qu’il était
occupé à découvrir comment cet animal avait été tué, je chargeai mon fusil
de nouveau et, au même moment, j’aperçus un perroquet sur un arbre. Là-
dessus, j’appelai Vendredi et, lui montrant mon fusil et le perroquet, je lui
fis comprendre mon dessein d’abattre l’oiseau. Je tirai effectivement et je
vis de nouveau la frayeur sur le visage de mon compagnon. Ne m’ayant rien
vu mettre dans mon fusil, il le considéra comme une source inépuisable de
ruine et de destruction. De longtemps il ne put revenir de sa surprise, et, si je
l’avais laissé faire, je crois qu’il aurait adoré mon fusil aussi bien que moi.
Il n’osa pas y toucher pendant plusieurs jours, mais il lui parlait, comme si
cet instrument était capable de lui répondre. C’était, comme j’ai appris dans
la suite, pour le prier de ne pas lui ôter la vie.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe