XVIII
Où Vendredi, du sommet d’une
colline, découvre sa patrie
Un jour, j’eus envie de savoir de lui s’il regrettait beaucoup sa patrie et
je lui demandai combien il y avait de l’île au continent, si, dans ce trajet,
les canots ne périssaient pas souvent. Il me répondit qu’il n’y avait point
de danger et qu’un peu avant dans la mer on trouvait tous les matins le
même vent et le même courant et tous les après-dîners un vent et un courant
directement opposés. Je crus d’abord que ce n’était autre chose que le flux et
le reflux ; mais je compris dans la suite que ce phénomène était causé par la
grande rivière Orénoque dans l’embouchure de laquelle mon île était située
et que la terre que j’apercevais à l’ouest était la grande île de la Trinité.
Je fis mille questions à Vendredi sur le pays, les habitants, la mer, les
côtes et les peuples qui en étaient voisins. Il me donna sur cela toutes
les connaissances qu’il avait, mais j’avais beau lui demander les noms
des différents peuples des environs, il ne me répondait rien sinon Caribs.
J’en conclus qu’il s’agissait des îles Caribes qui s’étendent de la Rivière
Orénoque vers la Guyane. Il me dit encore que bien loin derrière la Lune
(il voulait dire vers le couchant de la lune, ce qui doit être à l’ouest de leur
pays), il y avait des hommes blancs et barbus, comme moi. Il était facile de
comprendre qu’il désignait par là les Espagnols.
Je lui demandai ensuite comment je pourrais aller parmi ces hommes
blancs. Il me répondit que je pouvais prendre deux canots, ce que je ne
compris pas d’abord. Mais après ses explications je vis qu’il entendait par
là un canot aussi grand que deux autres. Cet entretien me fit grand plaisir et
me donna l’espoir de sortir un jour de l’île et de trouver pour cela un secours
considérable dans mon fidèle sauvage.
Un jour, comme je lui faisais remarquer les restes de la chaloupe qui se
perdit lorsque je m’échappai du naufrage, il se mit à réfléchir sans dire un
mot. Lorsque je l’interrogeai, il me répondit : « Moi, voir telle chaloupe
aussi dans ma nation. »
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe