Celle-ci, qui l'avait enfin entendu, fut au désespoir de trouver son enfant exposé nu à tous les vents; elle l'enveloppa dans sa robe et le remonta promptement, puis le remit dans son petit lit. Elle lui fit prendre une infusion de tilleul et le couvrit beaucoup afin de ramener la transpiration; mais tous ses soins furent inutiles: la rougeole était rentrée et l'enfant mourut dans la nuit.
M. et Mme Piquet furent si fâchés contre leur fille, dont la négligence avait occasionné ce malheur, qu'ils la mirent en apprentissage dès le lendemain chez une lingère. Eugénie ne voulant pas se corriger ne put contenter sa maîtresse, qui la rendit à ses parents au bout de six mois. La petite fille, pour s'excuser, dit que cet état-là ne lui convenait pas et qu'elle voulait être brodeuse. On la mit dans un grand atelier de broderies où elle travailla assez assidûment pendant les premiers temps; mais son invincible paresse prit encore le dessus; d'abord elle négligea son ouvrage, et finit même par ne plus rien faire du tout. La maîtresse de l'atelier l'ayant menacée plusieurs fois de la renvoyer à ses parents, la mit enfin à la porte.
On la plaça chez un tapissier, où, comme à l'ordinaire, elle fit très-bien d'abord l'ouvrage qu'on lui confiait, car elle ne manquait pas d'intelligence; mais, quelque temps après l'entrée d'Eugénie chez le tapissier, les pratiques de cet homme se plaignirent à lui de ce que les franges et les anneaux des rideaux étaient à peine cousus et se détachaient pour peu qu'on y touchât. Le tapissier surveilla ses ouvrières avec soin, et il ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'Eugénie ne faisait qu'un point là où il en aurait fallu quatre. Il la gronda sévèrement et lui signifia que si cela recommençait, il la renverrait.
Dans ce temps-là le père et la mère d'Eugénie moururent du choléra. La famille se chargea des deux autres enfants; mais, quant à Eugénie, dont chacun connaissait la paresse, personne ne voulut la prendre, et on lui dit qu'elle était d'âge à gagner sa vie. Ce fut une rude leçon qui lui fit impression d'abord et qui aurait dû la corriger pour toujours, puisqu'elle n'avait plus au monde d'autres ressources que celles que lui fournirait son travail; mais cette impression s'effaça bien vite: Eugénie recommença à faire de grands points, puis à dormir sur son ouvrage, et le tapissier la renvoya de chez lui comme il l'en avait tant de fois menacée. Quand elle se vît seule dans la rue avec son petit paquet sous le bras, elle marcha quelque temps, puis s'assit sur un trottoir et se mit à pleurer. Elle s'en prit de son malheur à tous les gens de sa connaissance, au lieu de s'en prendre à sa paresse qui en était la seule cause.
Une dame charitable qui passait par là eut pitié de cette jeune fille, et lui demanda d'où venait son chagrin. Eugénie lui dit qu'ayant perdu ses parents du choléra, elle ne savait plus où aller. La dame l'emmena chez elle, la prit pour femme de chambre et lui apprit le service. Quand elle avait fait l'appartement, elle travaillait au linge avec sa maîtresse et la servait à table.
Cette dame aimait beaucoup les oiseaux. Un de ses frères, qui était marin, lui avait apporté de Marseille deux bengalis, deux amarantes, deux pinsons d'Afrique, une veuve et une charmante perruche rose qu'on appelait Coquette. Eugénie était chargée de soigner tous ces petits animaux. On donnait la liberté à Coquette deux fois par jour, mais il fallait veiller à ce que les portes et les fenêtres ne fussent pas ouvertes; car la perruche était sauvage et se fût envolée. Il n'y avait pas encore un mois qu'Eugénie était chez sa maîtresse où elle était fort heureuse, quoiqu'on eût à lui reprocher bien des négligences, que, succombant à sa paresse habituelle, elle ouvrit la cage de Coquette avant d'avoir fermé les fenêtres, et la perruche s'en alla pour ne plus revenir. La maîtresse en eut bien du chagrin et gronda beaucoup sa femme de chambre.
La semaine suivante, Eugénie, ayant nettoyé la cage des petits oiseaux, la remit en place. Les petites bêtes ne furent point gaies comme de coutume; elles restaient sur leur perchoir, pressées les unes contre les autres, ce qui surprit la maîtresse. Le lendemain au matin, cette dame, étonnée de ne pas être réveillée comme à l'ordinaire par les chants joyeux de ses oiseaux, décrocha la cage et les trouva morts tous les sept. Eugénie ne leur avait donné ni à boire ni à manger, et ils étaient morts de faim! La colère de sa maîtresse fut si grande, qu'elle la mit à la porte sans même penser à la payer.