La mère Brunet avait dans son jardin un gros abricotier qui donnait de beaux fruits, quand les fleurs ne gelaient pas au printemps. La bonne femme avait aussi une petite fille qui aimait beaucoup les abricots, et qui mangeait toujours ceux qui mûrissaient les premiers.
Une année où le printemps avait été bien rude, il ne resta sur l'arbre que six abricots; mais ils étaient si beaux qu'on n'en avait jamais vu de semblables. Victorine, âgée seulement de neuf ans, allait voir tous les jours si les abricots jaunissaient. Un matin, elle en aperçut un qui était jaune et rouge, et elle courut chercher un grand bâton pour l'abattre. Sa mère, qui filait à l'ombre, lui cria:
«Ma fille! ne touche pas aux abricots; je les garde pour ta marraine que tu aimes tant, et nous les lui porterons aussitôt qu'ils seront tous mûrs.
Victorine n'abattit pas l'abricot. Elle venait le voir chaque jour, et elle avait grande envie de le manger, car c'était le plus beau des six; mais elle pensait à sa bonne marraine, et elle n'y touchait pas.
Quand les abricots furent tous mûrs, la mère Brunet prit une échelle et les cueillit avec le plus grand soin. Elle les posa sur un linge bien blanc dans un petit panier découvert. Ils avaient si bonne mine que, rien qu'à les voir, on avait envie d'y goûter. Le panier resta sur la table, pendant que la mère Brunet allait préparer un fromage à la crème, qu'elle voulait aussi porter à la marraine de sa fille. Victorine resta seule dans la chambre, où l'odeur des abricots lui faisait venir l'eau à la bouche.
Elle s'approcha de la table pour les mieux voir, puis elle prit le panier pour les sentir de plus près; ensuite elle les toucha l'un après l'autre; enfin elle en prit un, justement le gros qui lui faisait envie depuis si longtemps.
Quand Victorine eut gardé l'abricot un instant dans sa main, elle l'approcha de ses lèvres et allait le manger, lorsqu'elle sentit son coeur battre bien fort; alors elle comprit qu'elle allait faire une vilaine chose.
Elle remit bien vite l'abricot dans le panier, à côté des autres; mais comme elle ne pouvait en détacher les yeux, elle se mit à genoux et pria le bon Dieu de lui donner la force de résister à la tentation. La petite fille n'eut pas plutôt achevé sa prière qu'elle ne sentit plus cette grande gourmandise qui la tourmentait, et elle regarda les fruits sans avoir seulement envie d'y toucher.
Sa mère rentra et tira de l'armoire leurs beaux habits; quand elles furent habillées toutes les deux, elles se mirent en route pour aller chez la marraine, qui demeurait à un quart de lieue du village. La mère Brunet portait le panier au fromage, et Victorine celui où étaient les abricots. Elle les regardait sans danger, maintenant qu'elle avait prié Dieu et qu'elle avait écouté la voix de sa conscience.
Quand la marraine aperçut ces fruits, elle dit qu'elle n'en avait jamais vu d'aussi beaux.
«En as-tu beaucoup de semblables, mon enfant? dit-elle à Victorine.
—Non, marraine, répondit l'enfant; notre abricotier n'a donné que ces six-là.
—Cela ne m'étonne pas, car tous les arbres ont gelé en fleur cette année. Mais tu n'en as donc pas goûté, toi qui les aimes tant?
—Mon Dieu non, répondit la mère. L'autre semaine, elle voulait abattre le premier qui a jauni; mais quand je lui eus dit que je les gardais pour vous, elle n'y a plus touché.
—C'est bien gentil cela, ma petite, et je vais te donner le plus gros pour te récompenser de ta retenue.
—Non, marraine, merci; je ne mérite pas de récompense.
—Pourquoi donc, Victorine?
—Parce que j'ai bien manqué de faire un péché avant de venir ici.»
Alors elle raconta la tentation qu'elle avait eue, et combien peu il s'en était fallu qu'elle ne mît la dent sur le fruit qui lui semblait si appétissant; mais le bon Dieu lui avait donné la force de résister.
«Mon enfant, dit la marraine, tu vas manger là, devant moi, cet abricot qui te faisait tant d'envie. Si tu écoutes toujours ainsi la voix de ta conscience, tu seras une honnête petite fille et tout le monde t'estimera.»