【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée III (12)
– Mademoiselle, lui dis-je, je crois que j’ai à vous remercier d’un présent
que vous m’avez envoyé quand j’étais en prison. J’ai mangé le pain, la lime
me servira pour affiler ma lance, et je la garde comme souvenir de vous ;
mais l’argent, le voilà.
– Tiens ! il a gardé l’argent, s’écria-t-elle en éclatant de rire. Au reste, tant
mieux, car je ne suis guère en fonds ; mais qu’importe ? chien qui chemine
ne meurt pas de famine. Allons, mangeons tout. Tu me régales.
Nous avions repris le chemin de Séville ; à l’entrée de la rue du
Serpent, elle acheta une douzaine d’oranges, qu’elle me fit mettre dans mon
mouchoir. Un peu plus loin, elle acheta encore un pain, du saucisson, une
bouteille de manzanilla, puis enfin elle entra chez un confiseur. Là, elle jeta
sur le comptoir la pièce d’or que je lui avais rendue, une autre encore qu’elle
avait dans sa poche, avec quelque argent blanc ; enfin elle me demanda
tout ce que j’avais. Je n’avais qu’une piécette et quelques cuartos, que je
lui donnai, fort honteux de n’avoir pas davantage. Je crus qu’elle voulait
emporter toute la boutique. Elle prit tout ce qu’il y avait de plus beau et
de plus cher, yemas, turon, fruits confits, tant que l’argent dura. Tout cela,
il fallut encore que je le portasse dans des sacs de papier. Vous connaissez
peut-être la rue du Candilejo, où il y a une tête du roi don Pédro-le-Justicier,
elle aurait dû m’inspirer des réflexions. Nous nous arrêtâmes, dans cette
rue-là, devant une vieille maison. Elle entra dans l’allée, et frappa au rez-
de-chaussée. Une Bohémienne, vraie servante de Satan, vint nous ouvrir.