【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée III (25)
J’irais bien, mais je suis trop connu à Gibraltar. – Le Borgne dit : – Moi
aussi, on m’y connaît, j’y ai fait tant de farces aux Écrevisses ; et, comme
je n’ai qu’un œil, je suis difficile à déguiser. – Il faut donc que j’y aille ?
dis-je à mon tour, enchanté à la seule idée de revoir Carmen ; voyons, que
faut-il faire ? – Les autres me dirent : – Fais tant que de t’embarquer ou
de passer par Saint-Roc, comme tu aimeras le mieux, et, lorsque tu seras à
Gibraltar, demande sur le port où demeure une marchande de chocolat qui
s’appelle la Rollona ; quand tu l’auras trouvée, tu sauras d’elle ce qui se
passe là-bas. – Il fut convenu que nous partirions tous les trois pour la sierra
de Gaucin, que j’y laisserais mes deux compagnons, et que je me rendrais
à Gibraltar comme un marchand de fruits. À Ronda, un homme qui était à
nous m’avait procuré un passeport ; à Gaucin, on me donna un âne : je le
chargeai d’oranges et de melons, et je me mis en route. Arrivé à Gibraltar,
je trouvai qu’on y connaissait bien la Rollona, mais elle était morte ou elle
était allée a finibus terræ, et sa disparition expliquait, à mon avis, comment
nous avions perdu notre moyen de correspondre avec Carmen. Je mis mon
âne dans une écurie, et, prenant mes oranges, j’allais par la ville comme
pour les vendre, surtout pour voir si je ne rencontrerais pas quelque figure
de connaissance. Il y a là force canaille de tous les pays du monde, et c’est la
tour de Babel, car on ne saurait faire dix pas dans une rue sans entendre parler
autant de langues. Je voyais bien des gens d’Égypte, mais je n’osais guère
m’y fier ; je les tâtais, et ils me tâtaient. Nous devinions bien que nous étions
des coquins ; l’important était de savoir si nous étions de la même bande.