Cependant Vendredi, me montrant un canot abandonné par les sauvages,
proposa que nous y montions afin de poursuivre nos ennemis et les effrayer
définitivement. J’y consentis et j’y entrai, suivi de Vendredi. Mais quelle ne
fut pas ma surprise en y voyant un troisième prisonnier garrotté de la même
manière que l’avait été l’Espagnol. Il était presque mort de peur, n’ayant pas
su de quoi il s’agissait, dans l’impossibilité où il était de lever seulement
la tête.
Je me mis d’abord à couper les cordes qui l’incommodaient si fort et
tâchai de le soulever, mais il n’avait plus la force de se soutenir. Je priai
Vendredi de lui donner à boire un coup de rhum pour le remettre un peu.
Dès qu’il s’en fut approché, qu’il l’eut bien regardé et entendu parler, je fus
témoin d’un spectacle inattendu et extraordinaire.
Vendredi embrassait ce sauvage, pleurait, riait, sautait, dansait à l’entour,
puis se tordait les mains, se battait le visage, puis, de nouveau, chantait,
sautait, dansait. Il était si ému qu’il fut quelques instants sans pouvoir
m’expliquer la cause de tous ces mouvements, mais étant revenu un peu à
lui, il me dit que ce sauvage était son père.
Il m’est impossible d’exprimer à quel point je fus touché de la tendresse
filiale de Vendredi et il m’est tout aussi difficile de dépeindre toutes les
extravagances où sa joie le jetait. Tantôt il entrait dans le canot, tantôt il
en sortait, tantôt il y entrait de nouveau, s’asseyait auprès de son père et,
pour le réchauffer, lui tenait, pendant de longs instants, la tête serrée contre
sa poitrine. Puis, il lui prenait les mains et les pieds raidis d’avoir été si
fortement serrés et tâchait de les dégourdir en les frottant.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe