Là-dessus, je tournai mes yeux vers la mer et vis effectivement le vaisseau
qui était à l’ancre à un petit quart de lieue du rivage. Je considérais alors
ma délivrance comme sûre. Les moyens en étaient aisés : un bon vaisseau
m’attendait pour me conduire où je trouverais bon d’aller. Mais j’étais si
saisi de la joie que me donnait ce bonheur inespéré que je fus longtemps
hors d’état de prononcer une parole. Lorsque je revins à moi, j’embrassai le
capitaine à mon tour, lui disant que je le regardais comme un homme envoyé
du ciel à mon secours. Il répondit affectueusement à mes protestations et me
dit qu’il avait apporté quelques rafraîchissements, de ceux qu’un vaisseau
pouvait encore fournir après avoir été pillé par les mutins. Là-dessus, il cria
aux gens de la chaloupe de mettre à terre les présents destinés au Gouverneur.
En vérité, c’était un vrai présent pour un Gouverneur, et pour un Gouverneur
qui aurait dû rester dans l’île, non pas par un Gouverneur sur le point de
s’embarquer.
Ce présent consistait en un petit cabaret rempli de quelques bouteilles
d’eaux cordiales, en six bouteilles de vin de Madère, deux livres d’excellent
tabac, deux gros morceaux de bœuf, six morceaux de cochon, un sac de pois
et environ cent livres de biscuit. Il y avait ajouté une boîte pleine de sucre
et une autre remplie de fleur de muscade, deux bouteilles de jus de limon et
un grand nombre d’autres choses utiles et agréables.
Mais ce qui me fit infiniment de plaisir, c’était six chemises toutes
neuves, autant de cravates fort bonnes, deux paires de gants, une paire de
souliers, une paire de bas, un chapeau et un habit complet. En un mot, il
m’apporta tout ce qu’il me fallait pour m’équiper depuis les pieds jusqu’à
la tête. On s’imaginera sans peine quel air je devais avoir dans ces habits et
quelle incommodité ils me causaient la première fois que je les mis après
m’en être passé pendant un si grand nombre d’années.
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe