Jacques était le fils d'un gros fermier qui passait pour être un des plus riches du village. Il était orgueilleux et croyait que tous les autres enfants devaient lui être soumis. Il leur reprochait leur pauvreté, et se moquait fort de leurs habits rapiécés, disant qu'il aimerait mieux aller tout nu que de porter de pareilles guenilles. Il vantait sans cesse les belles juments de son père et ses bonnes vaches, faisant grand mépris des ânes et des chevaux des petits cultivateurs ses voisins. Quand toutes les vaches se trouvaient à l'abreuvoir, à la fin de la journée, il comparait les siennes à celles de ses camarades, et se plaisait à leur faire remarquer combien ses bêtes étaient plus belles que les leurs.
Les enfants du village ne l'aimaient guère; et, comme il était trop insolent et qu'il les humiliait plus que de coutume, ils le renvoyaient et ne voulaient pas jouer avec lui. Alors Jacques leur disait:
«Je veux m'amuser avec vous, moi! si vous me renvoyez de votre jeu, je dirai à mon papa, qui fait tout ce que je veux, de ne plus faire travailler vos pères.»
Comme les pauvres petits le connaissaient capable de leur faire cette méchanceté, et qu'ils savaient d'ailleurs combien leurs pères avaient besoin de gagner de l'argent, ils se soumettaient à tous ses caprices.
Une année, il survint un terrible orage au temps de la moisson. Le tonnerre tomba deux fois sur la ferme du père de Jacques pendant la nuit, et y mit le feu. On s'en aperçut trop tard pour sauver le bétail qu'on ne put jamais faire sortir des étables. Les moutons, les vaches et deux des belles juments du fermier y périrent. Le pauvre homme se donna beaucoup de mal pendant cet incendie; il s'agita autour d'une grosse meule de blé qui n'était pas encore achevée et qui brûla presque tout entière. Il eut chaud et froid et gagna une pleurésie dont il mourut au bout de quinze jours, entièrement ruiné, et ne laissant rien à ses enfants. Sa femme, ne pouvant plus les nourrir, dut les mettre en condition; et Jacques, à douze ans, n'ayant encore jamais rien fait, fut placé comme vacher dans la famille du petit garçon qu'il avait le plus souvent mortifié à cause de ses habits rapiécés.
Cet enfant avec qui Jacques avait fait tant le glorieux s'appelait Pierre. Il avait un bon coeur, et voyant combien Jacques avait de chagrin de porter de vilaines blouses, il ne lui parlait jamais de son ancienne vanité. Il se battait même avec les camarades qui, bien souvent, en voyant Jacques passer menant ses vaches à l'abreuvoir, criaient après lui:
«Hé! le glorieux qui est à la queue des vaches!
«Hé! le glorieux qui a des sabots percés!
«Hé! dis donc, glorieux! qu'as-tu fait de tes belles juments?»
Jacques ne leur répondait pas, sentant bien qu'il avait mérité qu'on le raillât ainsi; mais il fut touché de la grande bonté de Pierre qui prenait sa défense, et pourtant Jacques l'avait souvent humilié! Ce qui n'empêchait pas l'autre de le traiter plutôt en frère qu'en domestique. Le malheur le rendit doux et humble. Il pensa beaucoup à tout ce qui lui était arrivé, et finit par se trouver heureux dans sa pauvreté, parce qu'il se sentait débarrassé de toute la vanité qui emplissait son coeur auparavant; et aussi parce qu'on commençait à l'aimer dans le village.