La grande Nannon, demeurant à Issoudun, dans le faubourg des Minimes, était infirme de la main gauche et ne pouvait travailler pour gagner sa vie. Mais comme elle avait du coeur, au lieu d'aller demander l'aumône, elle prenait des enfants de l'hôpital en sevrage quand on les retirait de nourrice. Elle en avait toujours trois ou quatre, et elle les soignait comme si elle eût été leur propre mère. Quand ils avaient sept ans, elle les reconduisait au grand hôpital de Châteauroux, parce qu'on ne voulait plus payer pour eux à cet âge. Chaque fois qu'il fallait rendre un de ces petits orphelins, la pauvre Nannon avait un grand chagrin. Elle les embrassait en pleurant et s'en retournait le coeur bien gros.
Un jour, on lui apporta un petit garçon de sept mois dont la nourrice venait de mourir. Il était si maigre, si chétif, que l'on pouvait croire qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre. La grande Nannon le soigna nuit et jour avec tant d'attention, elle lui fit de si bonnes soupes et de si bonnes bouillies, que la pauvre petite créature se remit et devint un beau petit garçon Il s'appelait Louis, et il était si gentil, si bon, il aimait tant sa maman Nannon, qu'elle n'eut pas le courage de s'en séparer. Quand il eut sept ans, et que les inspecteurs vinrent le vérifier pour l'envoyer au grand hôpital, l'enfant s'attacha au cou de la grande Nannon et la supplia de ne pas le rendre. «Ma chère maman, lui disait-il, gardez-moi! je gagnerai bien ma vie, et je ne vous coûterai rien!» La grande Nannon, qui l'aimait plus que tout au monde, dit qu'elle mourrait si on lui ôtait son petit Louis.
On la conduisit donc à la mairie, où elle prit l'engagement de garder l'orphelin gratis et de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire jusqu'à vingt et un ans. L'enfant lui sauta encore au cou quand il fut bien sûr de ne pas la quitter, et il faisait mille folies, tant il était aise! Soyez tranquille, maman Nannon, je vous gagnerai beaucoup d'argent quand je serai grand! et, en attendant, je vous aiderai à soigner les petits frères et les petites soeurs qu'on vous enverra de l'hôpital.»
Louis alla à l'école avec les autres enfants; et comme il avait grande envie de faire plaisir à sa mère, il apprit très-vite à lire et à écrire. Il employait le temps qu'il ne passait pas en classe à faire les commissions de la maman Nannon et à ramasser le fumier dans les rues. Nannon le vendait deux fois l'an, ce qui aidait à payer son loyer. Les camarades de Louis refusaient souvent le dimanche de jouer avec lui, parce qu'il ne voulait jamais s'amuser dans la semaine. Il y en avait un surtout qui le rebutait toujours et l'appelait enfant trouvé, pour lui faire de la peine. Il était jaloux de voir qu'un petit garçon si pauvre fût plus savant que lui. S'il le rencontrait le dimanche à la sortie de la messe, ou bien sur la promenade, il criait après lui: «Hé! l'enfant trouvé! hé! l'enfant trouvé!»
Louis pleurait quelquefois en entendant cela, mais il ne répondait jamais rien.
Un jour de fête, Louis, en sortant de vêpres, alla, comme tout le monde, se promener au débarcadère qui est tout auprès de la rivière. Un cheval qui venait de l'abreuvoir s'échappa et prit le galop. Tout le monde eut peur: on se jeta de tous côtés, et l'on se bouscula si bien que plusieurs personnes tombèrent à l'eau. Au milieu des cris de la foule, Louis crut reconnaître la voix du mauvais camarade qui l'injuriait toujours. Il courut au bord de la rivière et le vit qui se débattait dans l'eau et criait de toutes ses forces: «A moi! je vais me noyer, je me noie!»
Louis descendit au bord de l'eau; là, il quitta ses habits, et comme il savait parfaitement nager, il se jeta dans la rivière et rattrapa le gamin qui déjà se laissait aller au fil de l'eau, et qui n'eût pas tardé à passer sous la roue du moulin. Il le ramena à terre et se rhabilla. Tout le monde applaudit au courage de ce généreux enfant; mais ses autres camarades, qui étaient là aussi, lui dirent:
«Tu es, ma foi, bien bon de t'être exposé pour lui, qui ne sait te dire que des injures!
—Et sa pauvre mère qui aurait eu tant de chagrin, vous n'y pensais donc pas, vous autres? répondit Louis. D'ailleurs, M. le curé nous dit souvent à l'église qu'il faut rendre le bien pour le mal.»
Quand Louis eut remis ses habits, il reconduisit le pauvre garçon qu'il venait de sauver, lequel était si transi de froid et de peur qu'il avait bien de la peine à marcher.
Le père de l'enfant, habile tanneur, fut bien heureux d'apprendre que son fils avait échappé à un si grand danger, et voulut garder Louis à souper. Son camarade lui dit:
«Sois tranquille, mon Louis, je ne te tourmenterai plus; tu m'as donné là une fameuse leçon, va! je veux être bon comme toi, et je veux aussi m'appliquer à l'école pour y avoir de bonnes places.»