La petite Fanchette allait souvent chez la mère Desloges, sa voisine, qui vivait toute seule dans une petite maison. La pauvre vieille avait deux poulettes qui couchaient dans une corbeille sous son lit, et qui pondaient presque tous les jours. Quand elle avait une douzaine d'oeufs, elle allait les vendre à la ville; et de l'argent qu'elle en retirait elle achetait du sel, de la chandelle et un peu de graisse pour mettre dans sa soupe. Aussi était-il bien rare que la mère Desloges mangeât de ses oeufs; il fallait pour cela qu'elle n'eût rien du tout dans sa maison.
Un jour, Fanchette entra chez cette vieille femme, justement à l'instant où sa poule blanche venait de pondre un bel oeuf: elle le regarda bien longtemps, car il lui faisait grande envie; enfin, elle le prit, après avoir tourné les yeux de tous côtés, pour voir si elle était bien seule dans la chambre. Elle avait à peine eu le temps de mettre cet oeuf dans sa poche, que la mère Desloges rentra. La bonne femme alla chercher dans la corbeille où ses poules pondaient, car elle avait entendu chanter la blanche; et elle fut bien étonnée de ne pas y trouver son oeuf. La pauvre vieille appela Fanchette qui se hâtait de sortir, et lui demanda si elle savait où sa poule avait pondu. Fanchette répondit qu'elle n'en savait rien; mais, en faisant ce mensonge, elle était toute rouge. La mère Desloges ne le vit pas, parce qu'elle était occupée à chercher l'oeuf de sa poule dans tous les coins de la maison.
Fanchette, qui avait grande envie de manger l'oeuf qu'elle avait pris, retourna chez elle pour le faire cuire; mais ce lui fut impossible, parce que sa mère ne quitta pas la maison, et qu'elle lui aurait demandé où elle avait pris cet oeuf. Elle commençait à en être bien embarrassée, quand ses petites cousines vinrent pour s'amuser avec elle. En jouant, elles la poussaient, la secouaient, comme font les enfants quand ils sont ensemble; mais Fanchette, au lieu de rire comme à l'ordinaire et de courir avec ses cousines, ne voulait pas qu'on la touchât, tant elle avait peur de casser l'oeuf qui était dans sa poche. Elle se fâchait aussitôt que l'on approchait d'elle, et repoussait ses cousines, qui lui demandèrent pourquoi elle était de si mauvaise humeur.
Fanchette ne tarda pas à se repentir d'avoir volé cet oeuf, car elle avait eu le temps de penser à la mauvaise action qu'elle venait de faire. Elle résolut de le remettre dans la corbeille où elle l'avait pris; mais la mère Desloges ne sortit point de chez elle; et, pour rien au monde, Fanchette n'eût voulu qu'elle lui vît cet oeuf entre les mains. Elle attendit, pensant qu'elle pourrait profiter d'un instant où la vieille femme serait hors de sa maison, pour y entrer sans en être vue. La mère Desloges sortit en effet, mais elle ferma sa porte et emporta la clef.
Elle s'en vint chez la mère de Fanchette, qu'on appelait la Nanne, et lui raconta ce qu'on lui avait fait. «Et justement, dit-elle, j'avais compté sur cet oeuf pour faire mon souper, car je n'ai rien à manger avec mon pain.
—Un oeuf n'est pas grand'chose, dit la Nanne; mais il faut être bien méchant pour le prendre à une pauvre femme comme vous. Ce n'est pas ma Fanchette qui ferait une chose pareille.
—Je le crois bien, répondit la mère Desloges. Ce n'est pas chez de braves gens comme vous qu'il se trouve des voleurs.»
Fanchette, qui entendait cela, ne savait où se mettre, tant elle avait de honte de se trouver voleuse. La journée se passa sans qu'elle pût remettre l'oeuf où elle l'avait pris.
Le soir, son père déchargea une voiture de foin qu'il ramenait du pré, et il l'appela pour venir entasser le fourrage. Il fallut bien qu'elle montât à l'échelle. Quand elle fut dans le fenil, elle foula tout doucement de peur de casser l'oeuf qui était dans sa poche et qui lui pesait plus que s'il eût été de pierre. Son père impatienté lui dit:
«Va donc un peu plus fort et ne prends pas tant de précautions pour fouler mon foin; on dirait, en vérité, que tu marches sur des oeufs et que tu crains de les casser.»
Fanchette sentit la honte l'étouffer, car elle crut que son père lisait sur son front que c'était elle qui avait pris ce malheureux oeuf. Jean, son grand frère, qui la croyait de mauvaise humeur, imagina, pour la faire rire un peu, de la jeter sur le foin. Elle tomba précisément sur la poche où était l'oeuf, qui se cassa et coula tout le long de sa jambe. Elle se mit à pleurer bien fort, car elle comprit que son vol allait être découvert.
«Je suis sûr, Jean, que tu as fait mal à cette petite, dit le père.
—Ce n'est pas possible, mon père; il y a plus de quatre pieds de foin sur le plancher, et il ne s'y trouve pas le moindre morceau de bois.
—Pourquoi pleures-tu comme ça, Fanchette? Voyons, réponds-moi donc.»
La petite fille ne répondit pas et continua de pleurer. Son père, effrayé, la descendit et la conduisit à sa femme, en lui disant de voir pourquoi leur fille se désolait ainsi.
La mère prit Fanchette sur ses genoux et lui demanda si elle souffrait; et, comme l'enfant pleurait toujours sans répondre, sa mère l'embrassa pour la consoler, et voulut la déshabiller, afin de s'assurer quelle n'avait aucun mal; mais elle n'en put venir à bout.
«Il y a quelque chose là-dessous, dit-elle: Fanchette, tu vas me le dire tout de suite.»
Et, tout en disant cela, elle ôta la robe de l'enfant malgré ses cris. Quand la robe fut enlevée, la Nanne vit le jupon delà petite fille mouillé d'un côté, ainsi que la poche, qui était toute jaune. Elle retourna cette poche et y trouva les coquilles de l'oeuf. Alors elle devina que c'était sa fille qui avait pris celui de la mère Desloges.
«Comment, Fanchette, lui dit-elle, tu as pris l'oeuf de cette pauvre femme! Tu as volé, toi, la fille d'honnêtes gens qui n'ont jamais fait parler d'eux! Tu vas aller tout de suite lui avouer ta faute et lui demander pardon, en lui portant un oeuf frais de nos poules.
—Ma chère maman, je n'oserai jamais! dit Fanchette en joignant les mains et en pleurant toujours.
—Tu as bien osé lui prendre son oeuf! Quand on a le mauvais courage de faire le mal, il faut avoir le bon courage d'en demander pardon.
—Mais elle ne voudra plus me laisser entrer dans sa maison?
—Et elle fera bien. Mais quand même elle ne saurait pas que c'est toi qui as pris son oeuf, je ne te laisserai plus aller chez elle, moi qui sais maintenant qu'on ne peut pas avoir confiance en toi. Je vais te rhabiller, et tu y viendras avec moi.»
La Nanne traîna plutôt qu'elle ne mena sa fille chez la mère Desloges, qui, en l'entendant crier comme si on l'eût battue, demanda ce qu'elle avait.
«Elle pleure de honte, parce que c'est elle qui a pris votre oeuf, dit la Nanne, et elle vient vous en demander pardon. Moi, je vous apporte un autre oeuf, et je vous supplie de ne point parler de tout cela dans le village, car les enfants ne voudraient plus souffrir Fanchette et l'appelleraient voleuse. Surtout n'en soufflez mot au père! il la battrait, lui qui tient tant à l'honneur, et il ne lui pardonnerait jamais d'avoir volé.»
La mère Desloges pardonna à Fanchette, et ne parla jamais à personne de cette mauvaise action.
Dans la suite, quand la mère de Fanchette sortait de la maison, et lui disait:
«Sors avec moi; je ne veux pas te laisser seule, car je n'ai point oublié l'affaire de l'oeuf.»
Fanchette répondait:
«Soyez tranquille, maman, je ne veux rien prendre, allez! j'aimerais mieux mourir de faim; la faim fait moins de mal que l'idée d'avoir fait une faute. J'ai été trop malheureuse pendant toute la journée où j'avais cet oeuf dans ma poche, pour l'oublier jamais.»