La mère Douce demeurait dans une petite maison au bord du ruisseau. Elle avait un jardin qu'elle cultivait elle-même. Comme il lui fournissait plus de fruits et de légumes qu'elle n'en pouvait consommer, elle en donnait à tous ses voisins, car elle avait un bon coeur; aussi tout le monde l'aimait à cause de son obligeance.
La petite Nanne allait souvent filer au coin du feu de la vieille femme qui lui racontait des histoires du temps passé, et lui apprenait de belles prières. Elle lui parlait aussi du grand chagrin qu'elle avait eu en perdant son mari et ses quatre enfants, tous morts dans le même mois d'une terrible maladie qui avait tué bien du monde, et qu'on appelle le choléra. Toujours elle pleurait au souvenir de ses chers défunts.
Un hiver, la mère Douce prit une fraîcheur sur les yeux; et, quand ils furent désenflés, il se trouva qu'elle n'y voyait plus guère. Elle pouvait à peine se conduire en plein jour; le soir, une heure avant le coucher du soleil, elle n'y voyait goutte; et cette bonne vieille n'osait pas sortir de sa maison, tant elle avait peur de tomber. Quand elle voulait prendre quelque chose dans son armoire, elle avait toutes les peines du monde à mettre la clef dans la serrure.
La pauvre femme était désolée d'être aveugle, et ses plaintes faisaient pleurer la petite Nanne, qui, pour diminuer le grand ennui de sa bonne voisine, lui rendait toutes sortes de services. Dès le matin, elle l'aidait à faire son lit, mettait son pot devant le feu et taillait sa soupe. Si la mère Douce voulait manger un peu de salade, Nanne allait la lui cueillir, l'épluchait bien proprement, et ensuite l'assaisonnait. S'il y avait un point à faire aux vêtements de la vieille femme, ou s'ils avaient besoin d'être nettoyés, Nanne s'en occupait, parce que la mère Douce était fort soigneuse et tenait beaucoup à la propreté. Elle la menait promener au lieu d'aller courir avec les autres petites filles du village; et M. le curé l'encourageait à continuer son oeuvre charitable, en lui disant qu'elle obéissait à la volonté de Dieu qui veut qu'on s'aide les uns les autres.
La mère Douce avait vendu sa vache et sa chèvre depuis qu'elle ne voyait plus assez clair pour les soigner. Mais, comme il lui fallait bien un peu d'argent pour acheter du sel, de la chandelle et d'autres petites choses, Nanne allait vendre à la ville les beaux fruits de sa voisine et en rapportait tout ce qui lui était nécessaire. Tout cela n'empêchait pas Nanne de travailler à l'ouvrage que sa mère lui donnait à faire.
La mère Douce eut tant de chagrin d'avoir perdu la vue, qu'elle tomba en langueur et mourut au bout de deux ans. Quand elle sentit sa fin, elle pria M. le curé d'envoyer chercher un notaire, parce qu'elle voulait donner tout son bien à la petite Nanne qui, ayant eu pitié de son infirmité, l'avait aussi bien soignée que l'eût pu faire sa propre fille, et cela sans jamais se rebuter.