Le meunier Martin avait deux jumeaux de neuf ans qui étaient assurément les plus charmants enfants que l'on pût voir. Pierre et Paul ne se quittaient jamais; on les voyait toujours ensemble, et si l'on donnait quelque chose à l'un des deux, il s'empressait de le partager avec son frère. Paul, qui était plus fort que Pierre, voulait toujours faire à lui seul l'ouvrage qu'on leur commandait; et Pierre, qui était le plus avisé des deux, disait à son jumeau comment il fallait s'y prendre pour mieux faire et avec moins de fatigue. Si l'un perdait ou cassait quelque chose, l'autre venait l'excuser; enfin, l'on n'avait jamais vu une si grande affection et un si bon accord.
Pierre et Paul avaient une petite soeur de quatre ans qui s'appelait Marie. Ils l'aimaient de tout leur coeur et faisaient tout ce qui lui plaisait. Quand la meunière allait au marché, elle leur confiait Marie, qu'ils soignaient aussi bien qu'eût pu le faire leur mère elle-même, et ils ne la quittaient pas d'un instant.
Pierre faisait chauffer la soupe de sa soeur et la lui donnait à manger; Paul la prenait sur ses épaules et la menait bien loin dans la prairie, où Pierre lui faisait des couronnes de fleurs; d'autres fois, ils allaient tous les trois dans les bois cueillir des noisettes que l'enfant aimait beaucoup; enfin, les voisins disaient que Dieu avait béni la maison du meunier, en lui donnant de si braves garçons et une si jolie petite fille.
Un jour de foire où il ne restait à la maison que les enfants et le farinier qui ne quittait pas son moulin, la meunière, en partant, recommanda bien aux jumeaux de veiller sur leur soeur et de l'empêcher d'aller au bord de l'eau: car la pauvre mère craignait toujours qu'il ne lui arrivât quelque accident. Pierre et Paul la tranquillisèrent et lui promirent de ne pas quitter la petite Marie.
Ils s'amusèrent auprès de la maison jusqu'au goûter. Quand ils eurent mangé, tous les trois, un gros morceau de pâté à la citrouille que leur mère avait fait tout exprès pour eux, Marie voulut se promener dans le pré, en face du moulin. Ses frères l'y menèrent; et alors elle eut envie d'entrer dans le bateau qui était attaché à la rive. Comme les jumeaux ne savaient rien refuser à leur petite soeur, Pierre entra le premier dans le bateau, Paul lui tendit Marie, puis il alla cueillir des fleurs et revint faire des couronnes, pendant que son frère tressait un panier de jonc.
Le gros chien du moulin, grand ami de Marie, se trouvait de l'autre côté de la rivière. L'enfant voulut qu'il vînt avec elle dans le bateau, et Pierre le siffla, pendant que Paul appelait: «Turc! Turc!» Le chien se jeta à la nage et d'un bond fut dans le bateau; mais le bateau était bien petit et le chien bien gros; aussi la secousse qu'il donna en sautant à la barque, la fit chavirer, et les enfants tombèrent dans la rivière.
Les jumeaux se débattirent un instant et parvinrent à s'accrocher au bateau; mais la petite fille alla au fond de l'eau.
Pierre ne perdait jamais la tête: il dit à Turc de chercher Marie; le brave animal plongea, et reparut bientôt en tenant l'enfant par ses jupons. Paul, qui nageait un peu, prit la main de sa soeur, que le chien tenait toujours, et parvint à la déposer sur le bord de la rivière. Ensuite il dit à Pierre de ne pas lâcher la barque, et, tirant la corde jusqu'à ce que le bout du bateau touchât la terre, il tendit une perche à son frère, qui fut bientôt auprès de lui.
Ils emportèrent Marie à la maison. Elle n'avait pas perdu connaissance, mais elle grelottait si fort qu'elle ne pouvait pas même crier. Ils la déshabillèrent auprès du feu; et, comme la meunière avait emporté la clef de l'armoire et qu'ils n'avaient pas de linge sec à lui mettre, ils la roulèrent dans la nappe qui couvrait le pain, et la mirent au lit. Ils se déshabillèrent à leur tour et se couchèrent. Ces pauvres enfants ne tardèrent pas à avoir très-chaud, car la fièvre les prit tous les trois.
Quand la meunière revint de la foire avec son mari, elle fut bien étonnée de ne pas voir accourir ses petits enfants pour lui demander ce qu'elle leur rapportait. Craignant qu'il ne leur fût arrivé quelque malheur, elle entra en tremblant dans la maison et vit au milieu de la chambre les habits mouillés jetés en tas. Elle s'approcha des lits et y trouva ses trois enfants rouges comme des charbons ardents, mais endormis.
La pauvre mère devina ce qui leur était arrivé. Les petits ne se réveillèrent qu'au milieu de la nuit pour demander à boire; la meunière ne s'était pas couchée pour les veiller, car elle était très-tourmentée de leur voir une si grosse fièvre.
Le lendemain, les jumeaux racontèrent l'accident qui leur était arrivé. Leur mère ne les gronda point, en considération de leur franchise. D'ailleurs, les pauvres garçons avaient un grand chagrin quand ils pensaient qu'ils auraient pu causer, par leur imprudence, la mort de leur soeur. Ils ne furent malades que huit jours; mais la petite Marie avait eu si grand'peur qu'elle traîna tout l'hiver et ne se remit qu'au printemps.