Michel Robin, ouvrier cordonnier, avait perdu sa femme après quatre ans de mariage. Elle lui laissa deux enfants: une fille de trois ans et un petit garçon de dix mois. Sa vieille mère, qui demeurait avec lui, les éleva très-bien. Elle les tenait fort propres, leur apprenait à aimer Dieu et à obéir à ses commandements. Émilie allait à l'école ainsi que son frère, et tous les deux apprenaient bien ce qu'on leur y enseignait; mais autant Émilie était douce et obéissante, autant Daniel était turbulent. Il avait le coeur dur et parlait souvent fort mal à sa grand'mère.
Un jour la grand'mère, se sentant bien malade, appela Émilie auprès de son lit:
«Ma petite fille, lui dit-elle, je sens la mort qui approche. J'ai bien prié Dieu de me laisser sur la terre jusqu'à ce que tu fusses en état de te conduire toute seule; mais ce n'est pas sa volonté. Il va me rappeler à lui, je le sens bien; tu n'as que quatorze ans, et tu es bien jeune pour gouverner un ménage. Ton frère surtout te donnera beaucoup de mal, car il est sans raison; mais crois-moi, mon enfant, sois toujours bonne et patiente avec lui; il n'y a que la patience et la bonté qui puissent amollir son coeur. Si tu emploies la douceur, tu en feras un honnête garçon; si, au contraire, tu dis à ton père les fautes que pourra faire Daniel, il sera rudoyé et deviendra mauvais sujet.»
Émilie aimait beaucoup sa grand'mère; elle pleurait à chaudes larmes en la voyant si près de sa fin. Elle lui promit d'être bien sage, bien travailleuse, et de ne jamais s'impatienter contre son frère. Deux jours après, on enterrait la pauvre femme.
Émilie cessa d'aller à l'école et prit la direction du ménage. Tous les matins, son père lui montait de l'eau et un fagot; car ils habitaient une chambre haute, au fond d'une cour obscure, et l'escalier était très-difficile.
Dans la chambre au-dessous de la sienne demeurait la veuve d'un officier, laquelle, n'ayant que sa pension pour vivre, festonnait des bonnets pour se procurer un peu plus d'aisance. Cette vieille dame, sachant le malheur d'Émilie, lui proposa de venir passer une heure avec elle chaque jour. Elle lui apprit à festonner et lui procura de l'ouvrage, ce qui donnait à la jeune fille le moyen de fournir elle-même à son entretien, sans rien demander à son père.
Michel Robin, qui prenait de l'ouvrage à faire le soir quand il était revenu de chez son maître, veillait bien souvent jusqu'à une heure du matin, et, le lendemain, il ne se levait qu'à l'instant de déjeuner. Émilie, qui se couchait à dix heures, était levée longtemps avant son père, dont elle visitait les vêtements ainsi que ceux de son frère; et, s'ils étaient déchirés, elle les raccommodait. Elle veillait à ce que son père eût toujours du linge propre. Aussi, quoiqu'il ne portât que de vieux habits, il paraissait mieux mis que les autres ouvriers.
Mais c'étaient surtout les blouses de Daniel qui donnaient de l'ouvrage à sa soeur! Il revenait chaque jour avec quelque nouvel accroc, toujours sale et rempli de boue. Émilie nettoyait ses vêtements et les réparait sans jamais lui faire un seul reproche; aussi était-il moins dur pour elle que pour tout autre.
Quand Michel Robin vit qu'Émilie était travailleuse et économe comme une fille de vingt ans, il lui remit chaque semaine les quinze francs qu'il gagnait, ne gardant pour lui que le produit des ressemelages qu'il faisait à la veillée.
Aussitôt qu'elle avait reçu la semaine de son père, Emilie mettait dans un petit sac 1 fr. 40 c. pour son loyer, qui était de 70 fr. par an; dans un autre, 4 fr. 20 c. pour le pain, car ils en mangeaient pour 0 fr. 60 c. par jour à eux trois; dans un troisième, 3 fr. 30 c. pour la pitance et le vin; il ne lui restait donc que 2 fr. 80 c., qu'elle mettait dans un sac de réserve auquel elle ne touchait jamais. Elle le gardait pour les cas de maladie. De cette façon, elle trouvait toujours son compte et pouvait payer comptant tout ce qu'elle prenait. Cette grande économie amena bientôt une certaine aisance dans le ménage, car l'argent que gagnait Émilie en festonnant suffisait pour l'habiller ainsi que son frère.
Daniel avait déjà quatorze ans et finissait sa dernière année d'école quand il se cassa la jambe, en se battant avec un autre enfant. On le rapporta chez son père. Il criait si fort, qu'Émilie l'entendit longtemps avant qu'il entrât dans la maison. On courut chercher un médecin qui remit la jambe de Daniel; mais il lui fallut rester au lit pendant six semaines.
Il fut assez sage durant les premiers jours. Il lisait, ou bien il causait avec sa soeur. Bientôt, s'ennuyant de rester toujours sur le dos, il tourmenta Émilie, qui faisait pourtant tout ce qu'il désirait: elle jouait aux cartes avec lui pour l'amuser; elle lui racontait, en travaillant, l'histoire des rois de France que la vieille dame lui avait apprise. Daniel se lassait de tout. Comme il était un peu gourmand, il voulait manger à tout moment, plutôt par ennui que par besoin. Il avait mille fantaisies que sa soeur ne pouvait satisfaire: alors il lui reprochait son peu de complaisance.
«Mon pauvre Daniel, lui disait-elle, tu sais bien que je n'ai pas d'argent pour t'acheter toutes les friandises que tu me demandes.
—Mais si, tu as de l'argent! le petit sac de la réserve est tout plein; et, si tu le voulais bien, tu me donnerais tout ce que je désire.
—Et le médecin! et le pharmacien! avec quoi les payerons-nous donc, si je touche à cet argent-là? D'ailleurs, il appartient à mon père qui a eu bien du mal à le gagner. Et puis, je te le demande, est-il une plus sotte dépense que celle qu'on fait pour satisfaire sa gourmandise?
—Bah! disait Daniel, tu as un mauvais coeur!»
Émilie pleurait quand son frère lui parlait ainsi. Elle imagina de veiller le soir deux heures avec son père, et ce qu'elle gagna en travaillant à la veillée servit à satisfaire les caprices du malade.
Daniel, voyant sa soeur se fatiguer chaque soir pour lui passer ses fantaisies, réfléchit à la grande bonté d'Émilie. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais vue s'impatienter, même quand il était le plus insupportable; il s'en étonna, et son coeur en fut touché. Il demanda un soir à voir le sac où elle mettait l'argent qui servait à lui acheter ses habits, à lui.
«Mon garçon, dit le père, elle les achète avec ce qu'elle gagne.»
Cette parole frappa Daniel et lui fit comprendre combien sa soeur valait mieux que lui. Il se promit de travailler autant qu'elle, et de gagner aussi de l'argent aussitôt qu'il serait guéri.
La première fois qu'on lui permit de rester levé, sa soeur lui donna un pantalon tout neuf, en étoffe bien chaude, et un bon paletot, car on était en hiver. Elle avait économisé tout l'été pour s'acheter un manteau, dont elle avait un grand besoin; mais quand elle vit Daniel dans un si triste état, elle dépensa toutes ses épargnes pour l'habiller chaudement.