【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (29)
Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. Claude, les mains
dans les poches, sifflant, racontait son grand amour pour ce débordement
de nourriture, qui monte au beau milieu de Paris, chaque matin. Il rôdait
sur le carreau des nuits entières, rêvant des natures mortes colossales, des
tableaux extraordinaires. Il en avait même commencé un ; il avait fait poser
son ami Marjolin et cette gueuse de Cadine ; mais c’était dur, c’était trop
beau, ces diables de légumes, et les fruits, et les poissons, et la viande !
Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d’artiste. Et il était évident
que Claude, en ce moment-là, ne songeait même pas que ces belles choses
se mangeaient. Il les aimait pour leur couleur. Brusquement, il se tut, serra
d’un mouvement qui lui était habituel la longue ceinture rouge qu’il portait
sous son paletot verdâtre et reprit d’un air fin :
– Puis, je déjeune ici, par les yeux au moins, et cela vaut encore mieux
que de ne rien prendre. Quelquefois, quand j’oublie de dîner, la veille, je
me donne une indigestion, le lendemain, à regarder arriver toutes sortes
de bonnes choses. Ces matins-là, j’ai encore plus de tendresses pour mes
légumes... Non, tenez, ce qui est exaspérant, ce qui n’est pas juste, c’est que
ces gredins de bourgeois mangent tout ça !