【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (59)
Le soleil enfilait obliquement la rue Rambuteau, allumant les façades, au
milieu desquelles l’ouverture de la rue Pirouette faisait un trou noir. À l’autre
bout, le grand vaisseau de Saint-Eustache était tout doré dans la poussière
du soleil, comme une immense châsse. Et, au milieu de la cohue, du fond du
carrefour, une armée de balayeurs s’avançait, sur une ligne, à coups réguliers
de balai ; tandis que des boueux jetaient les ordures à la fourche dans des
tombereaux qui s’arrêtaient, tous les vingt pas, avec des bruits de vaisselles
cassées. Mais Florent n’avait d’attention que pour la grande charcuterie,
ouverte et flambante au soleil levant.
Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour
le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui
chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L’enseigne, où le nom
de QUENUGRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de
branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture
recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture,
également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus,
jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses ;
et ces natures mortes, ornées d’enroulements et de rosaces, avaient une telle
tendresse d’aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de
confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur
un lit de fines rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère,
délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés
de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de
choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de
pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés
venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur
manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats :
les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de
la pâleur des saucisses et des pieds de cochon ; les boudins, noirs, roulés
comme des couleuvres bonnes filles ; les andouilles, empilées deux à deux,
crevant de santé ; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans
leurs chapes d’argent ; les pâtés, tout chauds, portant tes petits drapeaux
de leurs étiquettes ; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de
porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait
encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des
hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats,
sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’aschards, de
coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirées
de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse,
pleine d’escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux deux coins,
négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup,
des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques,
semblables à des cordons et à des glands de tentures riches ; tandis que,
derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de
guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du
ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls
pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles,
où deux poissons rouges nageaient, continuellement.