Et il se jeta dans ses bras, avec une folie de joie qui le tutoya.
—Tu ne sais pas? Je suis le neuvième au concourt d'esquisse pour le prix de Rome!
—Le neuvième? répéta froidement Chassagnol; et lui prenant le bras, il l'emmena du côté d'un café qui répandait sur le pavé le feu de son gaz. Arrivé à la porte, il fit passer Anatole devant lui avec ce geste d'invitation qui offre la consommation, et se jetant sur la première banquette sans rien voir, sans s'occuper des garçons plantés devant lui, des bourgeois qui regardaient, de l'argent qui pouvait bien n'être pas dans la poche d'Anatole, il partit:—Le prix de Rome… ah! ah! ah! le prix de Rome! Voilà! C'est bien cela! Le prix de Rome, n'est-ce pas, hein? Le rêve de six cents niais… tous les ans, six cents niais!
Il jetait des cris, des interjections, des exclamations, des monosyllabes, des morceaux de phrases pénibles, douloureux. Sa voix se pressait, ses mots s'étranglaient. Ce qu'il voulait dire grimaçait sur ses traits crispés. De ses mains tressaillantes de violoniste, agitées au-dessus de sa tête, il relevait fiévreusement les ficelles tombantes de ses cheveux plats. Ses doigts épileptiques se tourmentaient, faisaient le geste d'accrocher et de saisir, battaient l'air devant ses idées, remuaient autour de son front le magnétisme de leurs nerfs. Coup sur coup, il renfonçait dans sa poitrine la corne de son habit boutonné. Un rire mécanique et fou mettait une espèce de hoquet dans sa parole coupée, hachée; et l'on eût cru voir de l'eau qui remplissait d'une lueur trouble ces yeux d'un visage halluciné montrant les misères d'un estomac qui ne mange pas tous les jours, et les débauches de l'opium.
La crise dura quelques instants; puis avec l'élancement d'une source qui a rejeté ce qui l'étouffe et lui pèse, vomi son sable et ses pierres, il jaillit de Chassagnol un flot libre et courant d'idées et de mots, qui roula autour de lui sur l'hébétement des buveurs de bière.
—Insensée!… là! insensée!… l'idée d'une fournée d'avenirs!… d'avenirs! Ah! ah!… Comment!… ce qu'il y a de plus divers et de plus opposé, natures, tempéraments, aptitudes, vocations, toutes les manières personnelles de sentir, de voir, de rendre, les divergences, les contrastes, ce qu'une Providence sème d'originalité dans l'artiste pour sauver l'art humain de la monotonie, de l'ennui; les contraires absolus qui doivent faire la contrariété des admirations, ces germes ennemis et disparates d'un Rembrandt et d'un Vinci à venir… tout cela! vous enfermez tout cela, dans un pensionnat, sous la discipline et la férule d'un pion du Beau! Et de quel Beau! du Beau patenté par l'Institut! Hein! comprends-tu? Du talent, mais si tu avais la chance d'en avoir pour deux sous, tu ne le rapporterais pas de là-bas… Car le talent, enfin le talent, qu'est-ce que c'est, hein, le talent? C'est tout bêtement, et ça dans tous les arts, pas plus dans la peinture que dans autre chose…, c'est la faculté petite ou grande de nouveauté, tu entends? de nouveauté, qu'un individu porte en lui… Tiens! par exemple, dans le grand, ce qui différencie Rubens de Rembrandt, ou, si tu veux, de haut en bas, Rubens de Jordaëns, là, hein?… eh bien, cette faculté, cette tendance de la personnalité à ne pas toujours recommencer un Pérugin, un Raphaël, un Dominiquin, et cela avec une sorte de piété chinoise, dans le ton qu'ils ont aujourd'hui… cette faculté de mettre dans ce que tu fais quelque chose du dessin que tu surprends et perçois toi-même, et toi seul, dans les lignes présentes de la vie, la force et je dirai le courage d'oser un peu la couleur que tu vois avec ta vision d'occidental, de Parisien du XIXe siècle, avec tes yeux… je ne sais pas, moi… de presbyte ou de myope, bruns ou bleus… un problème, cette question-là, dont les oculistes devraient bien s'occuper, et qui donnerait peut-être une loi des coloristes… Bref, ce que tu peux avoir de dispositions à être toi, c'est-à-dire beaucoup, ou un peu différent des autres… Eh bien! mon cher, tu verras ce qu'on t'en laissera, avec les prêcheries, les petits tourments, les persécutions! Mais on te montrera au doigt! Tu auras contre toi le directeur, tes camarades, les étrangers, l'air de la Villa-Medici, les souvenirs, les exemples, les vieux calques de vingt ans que les générations se repassent à l'École, le Vatican, les pierres du passé, la conspiration des individus, des choses, de ce qui parle, de ce qui conseille, de ce qui réprimande, de ce qui opprime avec le souvenir, la tradition, la vénération, les préjugés… tout Rome, et l'atmosphère d'asphyxie de ses chefs-d'œuvre! Un jour ou l'autre, tu seras empoigné par quelque chose de mou, de décoloré et d'envahissant, comme un nageur par un poulpe… le pastiche te mettra la main dessus, et bonsoir! Tu n'aimeras plus que cela, tu ne sentiras plus que cela: aujourd'hui, demain, toujours, tu ne feras plus que cela… pastiches! pastiches! pastiches! Et puis la vie, là!… Gardez donc de la flamme dans la tête, de l'énergie, du ressort, les muscles et les nerfs de l'artiste, dans cette vie d'employé peintre, dans cette existence qui tient de la communauté, du collége et du bureau, dans cette claustration et cette régularité monacales, dans cette pension! «Une cuisine bourgeoise», comme l'a appelée Géricault… Rudement juste, le mot! C'est là qu'il s'éteint bien le sursum corda de l'ambition poignante… Toi? mais dans ce douceâtre et endormant bien-être, dans la fadeur des routines, devant la platitude des perspectives tranquilles, l'avenir assuré, le droit aux commandes, les travaux qui vous attendent… toi? Mais la bourgeoisie la plus basse finira par te couler dans les moelles!… Tu n'oseras plus rien trouver, rien risquer… Tu marcheras dans les souliers éculés de quelque vieille gloire bien sage, et tu feras de l'art pour faire ton chemin! Ah! tu ne sais pas ce qu'il a fallu de résistance, d'héroïsme, de solidité à deux ou trois qui ont passé par là… quatre, si tu veux, mais pas plus… pour résister au casernement, à l'énervement de ces cinq ans, à l'embourgeoisement et l'aplatissement de ce milieu! Non, vois-tu, mon cher, qu'on fasse toutes les tartines du monde là-dessus, ce n'est pas là l'école qu'il faut au talent: la vraie école, c'est l'étude en pleine liberté, selon son goût et son choix. Il faut que la jeunesse tente, cherche, lutte, qu'elle se débatte avec tout, avec la vie, la misère même, avec un idéal ardu, plus fier, plus large, plus dur et douloureux à conquérir, que celui qu'on affiche dans un programme d'école, et qui se laisse attraper par les forts en thème… Et pourquoi une école de Rome, hein? Dis-moi un peu pourquoi? Comme si l'on ne devrait pas laisser le peintre qui se forme aller où il lui semble qu'il y a des aïeux, des pères de son talent, des espèces d'inspirations de famille qui l'appellent… Pourquoi pas une école à Amsterdam pour ceux qui sentent des liens de race, une filiation avec Rembrandt? Pourquoi pas une école de Madrid pour ceux qui croient avoir du Vélasquez dans les veines? Pourquoi pas une école de Venise pour les autres? Et puis, au fond, pourquoi des écoles? Veux-tu que je te dise ce qu'il y a à faire, et ce qu'on fera peut-être un jour? Plus de concours, d'émulation d'école, de vieilles machines usées et d'engrenages de tradition: à l'œuvre libre, convaincue, personnelle, témoignant d'une pensée et d'une inspiration, à l'artiste jeune, débutant, inconnu, qui aura exposé une toile remarquable, que l'État donne une somme d'argent, qu'avec cet argent l'artiste aille ou il voudra, en Grèce… c'est aussi classique que Rome, à ce que je crois… en Égypte, en Orient, en Amérique, en Russie, dans du soleil, dans du brouillard, n'importe où, au diable s'il veut! partout où le poussera son instinct de voir et de trouver… Qu'il voyage, si c'est son humeur; qu'il reste, si c'est son goût; qu'il regarde, qu'il étudie sur place, qu'il travaille à Paris et sur Paris… Pourquoi pas? Pincio pour Pincio, quand il prendrait Montmartre? Si c'est là qu'il croit trouver son talent, le caractère caché dans toute chose qui se révèle à l'homme unique né pour le voir… Eh bien! celui qu'on encouragera ainsi, en le laissant tout à lui-même, en lui jetant la bride de son originalité sur le cou, s'il est le moins du monde doué, je puis bien t'assurer que ce qu'il fera, ce ne sera ni du beau Blondel, ni du beau Picot, ni du beau Abel de Pujol, ni du beau Hesse, ni du beau Drolling… pas du beau si noble, mais quelque chose qui aura des entrailles, du tressaillement, de l'émotion, de la couleur, de la vie!… ah! oui, qui vivra plus que toutes ces resucées de mythologies-là!… Allons donc! Il y aurait eu des Instituts partout avec des couronnes, que nous n'aurions peut-être pas vu se produire les excessifs, les déréglés, les géants, un Rubens ou un Rembrandt! On nous arrête le soleil à Raphaël! Ah! le prix de Rome!… Tu verras ce que je te dis: une honorable médiocrité, voilà tout ce qu'il fera de toi… comme des autres. Pardieu! tu arriveras à sacrifier «aux doctrines saines et élevées de l'art»… Doctrines saines et élevées! C'est amusant! Mais, nom d'un petit bonhomme! qu'est-ce qu'elle a donc fait ton école de Rome? Est-ce ton école de Rome qui a fait Géricault? Est-ce ton école de Rome qui a fait ton fameux Léopold Robert? Est-ce ton école de Rome qui a fait Delacroix? qui a fait Scheffer? qui a fait Delaroche? qui a fait Eugène Deveria? qui a fait Granet? Est-ce ton école de Rome qui a fait Decamps? Rome! Rome! toujours leur Rome! Rome? Eh bien, moi je le dis, et tant pis! Rome? c'est la Mecque du poncif!… oui, la Mecque du poncif… Et voilà! Hein? n'est-ce pas? ça va, le baptême y est…
Chassagnol parlait toujours. Et de son éloquence enfiévrée, morbide, qui grandissait en s'exaltant, se levait l'orateur nocturne, le parleur dont les théories, les paradoxes, l'esthétique semblent se griser à la nuit de l'excitation de la veille et de la lumière du gaz, un type de ce génie de la parole parisienne, qui s'éveille, à l'heure du sommeil des autres, sur un bout de table de café, les coudes sur les journaux salis et les mensonges fripés du jour, dans un coin de salle, à la lueur des bougies éclairant vaguement, au fond de l'ombre, les matelas roulés sur les billards par les garçons en manches de chemise.
A une heure, le maître du café fut obligé de mettre à la porte les deux amis. Chassagnol s'égosillait toujours.
Arrivé à sa porte, Anatole monta: Chassagnol monta derrière lui, en homme accoutumé à monter l'escalier de tout ami avec lequel il avait dîné une fois, ôta son habit qui le gênait pour parler, n'entendit pas sonner l'heure au coucou de la chambre, se mit à fumer une pipe sans cesse éteinte, regarda Anatole se déshabiller, et resta, toujours parlant, jusqu'à ce qu'Anatole lui eût offert la moitié de son lit pour obtenir le silence. Encore Anatole eut-il la fin de la tirade Chassagnol dans un de ses rêves.
Deux jours et deux nuits, Chassagnol ne quitta pas Anatole, emboîtant son pas, l'accompagnant au restaurant, au café, vivant sur ce qu'il mangeait, partageant ses nuits et son lit, continuant à parler, à théoriser, à paradoxer, intarissable sur l'art, sans que jamais un mot lui échappât sur lui-même, ses affaires, la famille qu'il pouvait avoir, ce qui le faisait vivre, sans qu'il lui vînt jamais à la bouche le nom d'un père, d'une mère, d'une maîtresse, de n'importe quel être à qui il tînt, d'un pays même qui fût le sien. Mystère que tout cela dans cet homme bizarre et secret, dont la science même venait on ne savait d'où.
La troisième nuit, Chassagnol abandonna Anatole pour s'en aller avec un autre ami quelconque, qui était venu s'asseoir à leur table de café. C'était son habitude, une habitude qu'on lui avait toujours connue de passer ainsi d'un individu, d'une société, d'un camarade, d'un café à un autre café, à un autre camarade, pour se raccrocher aux gens, quand il les retrouvait, comme s'il les avait quittés la veille, les quitter de nouveau quelques jours après, et s'en aller nouer avec le premier venu une nouvelle intimité d'une moitié de semaine.