Il arrivait à la cité Frochot, à ce joli phalanstère de peinture posé sur les hauteurs du quartier Saint-Georges; gaie villa d'ateliers riches, de l'art heureux, du succès, dont le petit trottoir montant n'est guère foulé que par des artistes décorés. Vers le milieu de la cité, à une porte en treillage, garnie de lierre, il sonna. Un domestique à l'accent italien prit sa carte et l'introduisit dans un atelier à la claire peinture lilas.
Sur les murs se détachaient des cadres dorés, des gravures de Marc-Antoine, des dessins à la mine de plomb grise, portant sur leur bordure le nom de M. Ingres. Les meubles étaient couverts d'un reps gris qui s'harmonisait doucement et discrètement avec la peinture de l'atelier. Deux vases de pharmacie italienne, à anses de serpents tordus, posaient sur un grand meuble à glaces de vitrine, laissant voir la collection, reliée en volume dorés sur tranche, des études et des croquis de Garnotelle. Dans un coin, un ficus montrait ses grandes feuilles vernies; dans l'autre, un bananier se levait d'une espèce de grand coquetier de cuivre, à côté d'un piano droit ouvert. Tout était net, rangé, essuyé, jusqu'aux plantes qui paraissaient brossées. Rien ne traînait, ni une esquisse, ni un plâtre, ni une copie, ni une brosse. C'était le cabinet d'art élégant, froid, sérieux, aimablement classique et artistiquement bourgeois d'un prix de Rome, qui se consacre spécialement aux portraits de dames du monde.
Au milieu de l'atelier, au plus beau jour, sur un chevalet d'acajou à col de cygne, reposait un portrait de femme entièrement terminé et verni. Devant ce portrait était un tapis, et devant le tapis, trois fauteuils en place, fatigués d'un passage de personnes, formaient un hémicycle. Ces fauteuils, le tapis, le chevalet, mettaient là un air d'exhibition religieuse, et comme un petit coin de chapelle. Coriolis reconnut le portrait: c'était le portrait de la femme d'un riche financier, un portrait que les journaux avaient annoncé comme devant être le seul envoi de Garnotelle au Salon.
Garnotelle, en vareuse de velours noir, entra.
—Comment! c'est toi?—dit-il en laissant voir le malaise d'équilibre d'un homme qui retrouve un ami oublié.—Tu as été longtemps là-bas, sais-tu? Je suis enchanté… Ah! tu regardes mon exposition…
—Comment, ton exposition?
—Ah! c'est vrai… tu reviens de si loin! tu as l'innocence de ces choses-là… Eh bien! j'ai tout bonnement écrit à la Direction que j'avais besoin d'un délai pour finir… et voilà… Je n'envoie pas comme les autres… et je fais ici ma petite exposition particulière, comme tu vois… Votre tableau ne passe pas comme cela avec le commun des martyrs… Vous êtes distingué par l'administration… cela fait très-bien… Je l'enverrai au dernier jour, et tu verras, il ne sera pas le plus mal placé… Ah çà! et toi? Est-ce qu'on ne m'a pas dit que tu avais quelque chose?
—Oui, trois tableaux de là-bas, et c'est justement pour ça… Je ne sais pas si je suis refusé… Et je voudrais être fixé, savoir décidément…
—Oh! très-bien… C'est très-facile… Je te saurai cela ce soir… Où demeures-tu?
—Rue de Vaugirard, 23.
—Comment habites-tu là? C'est loin de tout. Pour peu qu'on aille un peu dans le monde… les ponts à traverser… Et ça te va-t-il, mon portrait?
—Très-bien… très-bien… Le collier de perles… Oh! il est étonnant…—dit Coriolis sans enthousiasme.
—Mon Dieu! c'est un portrait sérieux, sans tapage… Si j'avais voulu, ces temps-ci… La Tanucci m'a fait demander… Il était deux, trois heures… enfin une heure honnête pour se présenter chez une femme qui ne l'est pas… Elle était au lit… Une chambre de satin, feu et or… éblouissante… Elle s'amusait à faire ruisseler dans une grande cassette Louis XIII, tu sais, avec du cuivre aux angles, des bijoux, des diamants, de l'or… Elle était à demi sortie du lit, les épaules nues, des cheveux superbes, une chemise… tu sais de ces chemises qu'elles ont!… elle m'a demandé son portrait comme une chatte… J'ai été héroïque, j'ai refusé… Vois-tu, mon cher, au fond, ces portraits-là, quand on voit du monde, quand on connaît des femmes bien, c'est toujours une mauvaise affaire… ça jette de la déconsidération sur un talent… il faut laisser cela aux autres… Tu dis… ton adresse?
—23, rue de Vaugirard.
—Je t'écris, vois-tu, pour plus de sûreté… parce que j'ai tant de choses… Et puis, je veux aller te voir… Tu me montreras tout ce que tu as rapporté… Je serais très-curieux… Veux-tu que nous descendions ensemble jusqu'aux boulevards? Je suis invité à déjeuner ce matin…
Il sonna son domestique, passa un habit, et quand ils furent dehors:—Pourquoi,—dit-il à Coriolis,—n'habites-tu pas par ici?
—Pourquoi?—répondit Coriolis.—Tiens, regarde…—et il désigna une croisée.—Vois-tu ces bougies roses à cette toilette, des bougies couleur de chair qui font penser à la jambe d'une danseuse dans un bas de soie? Vois-tu cette bonne sur le trottoir qui promène ce petit chien de la Havane? La bonne a du blanc, et le petit chien a du rouge… Sens-tu cette odeur de poudre de riz qui descend les escaliers et sort par la porte comme l'haleine de la maison?… Eh bien! mon cher, voilà ce qui me fait sauver… J'en ai peur… Il flotte trop de plaisir pour moi par ici… La femme est dans l'air… on ne respire que cela! Je me connais, il me faut ma rue de Vaugirard, mon quartier, un quartier d'étudiants qui ressemble à l'hôtel Cicéron de la vache enragée… Ici, je redeviendrais un créole… et je veux faire quelque chose…
—Ah! moi pour travailler, il n'y a que Rome… ma belle Rome! Quand avec l'école nous allions acheter, je me rappelle, aux Quattro Fontane, des oranges et des pommes de pin pour les manger dans les thermes de Caracalla…
Et disant cela, Garnotelle quitta Coriolis avec une poignée de main, sur la porte du café Anglais.
Le lendemain matin, Coriolis reçut une carte de Garnotelle, qui portait écrit au crayon: «Les trois reçus.»