Pendant que Coriolis était en Orient, son oncle était mort; et il revenait, après avoir été à Bourbon prendre possession de la succession. Il était riche, il avait maintenant une quinzaine de mille livres de rentes. Il comptait prendre un grand atelier. Anatole logerait avec lui; et il resterait tant qu'il voudrait, tant qu'il se trouverait bien, jusqu'à ce qu'il y eût dans sa vie une chance, une embellie. La chaleur des offres de Coriolis, leur simple et rude amitié avaient triomphé des scrupules d'Anatole, qui, se laissant faire, était devenu l'hôte de Coriolis, dans son grand atelier de la rue de Vaugirard.
Sans être tendre, Coriolis était de ces hommes qui ne se suffisent pas et qui ont besoin de la présence, de l'habitude de quelqu'un à côté d'eux. Il avait peine à passer une heure dans une chambre où n'était pas un être humain. Il était presque effrayé à l'idée de retrouver la vie enfermée de l'Occident dans un grand appartement où il serait tout seul, seul à vivre, seul à travailler, seul à dîner, toujours en tête-à-tête avec lui-même. Il se rappelait sa jeunesse, où pour échapper à la solitude, il avait toujours mis une femme dans son intérieur et fini ses liaisons en accoquinements. Dans le compagnonnage d'Anatole, il voyait une gaie et amusante société de tous les instants, qui le sauverait de l'enlacement d'une maîtresse, et aussi de la tentation d'une fin qu'il s'était défendue: le mariage.
Coriolis s'était promis de ne pas se marier, non qu'il eût de la répugnance contre le mariage; mais le mariage lui semblait un bonheur refusé à l'artiste. Le travail de l'art, la poursuite de l'invention, l'incubation silencieuse de l'œuvre, la concentration de l'effort lui paraissaient impossibles avec la vie conjugale, aux côtés d'une jeune femme caressante et distrayante, ayant contre l'art la jalousie d'une chose plus aimée qu'elle, faisant autour du travailleur le bruit d'un enfant, brisant ses idées, lui prenant son temps, le rappelant au fonctionarisme du mariage, à ses devoirs, à ses plaisirs, à la famille, au monde, essayant de reprendre à tout moment l'époux et l'homme dans cette espèce de sauvage et de monstre social qu'est un vrai artiste.
Selon lui, le célibat était le seul état qui laissât à l'artiste sa liberté, ses forces, son cerveau, sa conscience. Il avait encore sur la femme, l'épouse, l'idée que c'était par elle que se glissaient, chez tant d'artistes, les faiblesses, les complaisances pour la mode, les accommodements avec le gain et le commerce, les reniements d'aspirations, le triste courage de déserter le désintéressement de leur vocation pour descendre à la production industrielle hâtée et bâclée, à l'argent que tant de mères de famille font gagner à la honte et à la sueur d'un talent. Et au bout du mariage, il y avait encore la paternité qui, pour lui, nuisait à l'artiste, le détournait de la production spirituelle, l'attachait à une création d'ordre inférieur, l'abaissait à l'orgueil bourgeois d'une propriété charnelle. Enfin, il voyait toutes sortes de servitudes, d'abdications et de ramollissements pour l'artiste, dans cette félicité bonasse du ménage, cet état doux, lénitif, cette atmosphère émolliente où se détend la fibre nerveuse et où s'éteint la fièvre qui fait créer. Au mariage, il eût presque préféré, pour un tempérament d'artiste, une de ces passions violentes, tourmentées, qui fouettent le talent et lui font quelquefois saigner des chefs-d'œuvre.
En somme, il estimait que la sagesse et la raison étaient de ne demander que des satisfactions sensuelles à la femme, dans des liaisons sans attachement, à part du sérieux de la vie, des affections et des pensées profondes, pour garder, réserver, et donner tout le dévouement intime de sa tête, toute l'immatérialité de son cœur, le fond d'idéal de tout son être, à l'Art, à l'Art seul.