Ainsi animé et hanté, l'atelier d'Anatole était encore visité, généralement sur le tard et vers les heures où commencent les exigences de l'estomac, par quelques femmes sans profession, qui faisaient le tour des hommes qui étaient là, et cherchaient si l'un d'eux avait l'idée de ne pas dîner seul. Le plus souvent, à six heures, elles se rabattaient sur une cotisation qui permettait de faire remonter du café d'à côté des absinthes et des anisettes panachées.
Le mouvement, le tapage ne cessaient pas dans la petite pièce. Il s'en échappait des gaîtés, des rires, des refrains de chansons, des lambeaux d'opéra, des hurlements de doctrines artistiques. L'honnête maison croyait avoir sur sa tête un cabanon plein de fous. Puis venaient des jeux qui faisaient trembler le parquet sur la tête des locataires du dessous: deux pauvres diables de dramaturges, malheureux comme des gens qu'on aurait enfermés sous une cage de singes pour trouver des situations. L'atelier piétinait, se poussait, dansait, se battait, faisait la roue. Il y avait des pantalonnades enragées, des chocs, des chutes, des tombées de corps qu'on eût dit s'assommer en tombant, des luttes à main plate, des bondissements d'acrobate, des tours de force. A tout moment éclatait cet athlétisme auquel invite la vue des statues et l'étude du nu, cette gymnastique folle, enragée, avec laquelle l'atelier continue les récréations du collége, prolonge les batailles, les jeux, les activités et les élasticités de l'enfance chez les artistes à barbe.
Les billets que M. Alexandre avait pour le Cirque, semés dans l'atelier, apportèrent bientôt à cette furie d'exercices une terrible surexcitation. Anatole et ses amis conçurent une grande idée qui, à peine réalisée amena le congé des deux dramaturges. Ils pensèrent à répéter dans l'atelier les grandes épopées militaires du Cirque. A douze, ils jouèrent l'Empire tous les soirs. Chacun représentait à son tour une puissance coalisée, et quelquefois deux. La table à modèle était la capitale où l'on entrait, et une planche jetée du poêle sur la table figurait le praticable imité du fameux tableau des neiges du Frioul. Pour la campagne de Russie, le décor était simple: on ouvrait la fenêtre. Une femme de la société, qui raffolait du talent de Léontine, fut chargée du rôle de cantinière, à la condition qu'elle fournirait le costume: elle s'habilla avec un pantalon, une paire de bottes, une blouse fendue jusqu'au haut, et le dessus d'une boîte de sardines appliqué sur le chapeau de cuir d'un capitaine au long cours, naufragé à Terre-Neuve, et recueilli dans un coin de l'atelier. Il y eut des revues de la grande armée admirablement passées par Anatole à cheval sur une chaise. Il excellait à dire, d'après les plus pures traditions de Gobert: «Toi? je t'ai vu à Austerlitz… A cheval, messieurs, à cheval!» On vit aussi là des marches d'armées pleines d'ensemble, où le roulement des tambours était fait avec un bruit de lèvres, et la sonnerie des clairons imitée dans le creux du bras replié. Mais ce qu'il y eut de plus beau, ce furent les batailles acharnées, héroïques, traversées de furieuses charges à la baïonnette avec des lattes d'emballeur, couronnées de la lutte suprême: le combat du drapeau! Triomphe d'Anatole, où serrant contre son cœur la flèche de son lit, il luttait, se tordait, se disloquait, et finissait par faire passer au-dessus du manche à balai vainqueur tous les ennemis de la France!