Il passa en revue les corps connus. Il fit poser tout ce qui se présentait à son atelier, les poseuses d'occasion et de misère, jusqu'à une pauvre femme qui monta sur la table en costume d'Ève, avec son chapeau, son voile et un oiseau de paradis sur la tête. Aucun de ces galbes de femme n'avait le caractère de lignes qu'il cherchait; et, découragé, s'en remettant au temps, à quelque heureuse rencontre pour trouver l'inspiration de nature qu'il voulait, il lâcha sa figure principale et se mit à retravailler le reste de son tableau.
Un soir qu'Anatole et lui battaient les boulevards, avec une soirée vide devant eux, Anatole tomba en arrêt devant l'affiche d'un grand bal à la salle Barthélemy.
—Tiens!—dit-il,—c'est le Carnaval des juifs… si nous y allions?
Ils entrèrent rue du Château-d'Eau dans la salle où la fête de la Pourime,—le vieil anniversaire de la chute d'Aman et de la délivrance des Juifs par Esther,—était célébrée par un bal public.
Quelques pauvres costumes, les oripeaux du «décrochez-moi ça», de vieilles vestes de débardeur couleur de raisin de Corinthe usé, sautaient au milieu des paletots et des redingotes. La famille et l'honnêteté apparaissaient çà et là par places, sur les côtés de la danse, dans des coins où s'élevaient comme un mâchonnement de mauvais allemand, un patois demi-français sonnant de consonnes tudesques, dans les files de vieilles femmes branlant de la tête à la mesure de la musique, les mains posées à plat sur les genoux avec la rigidité de statues d'Égypte, dans des groupes d'enfants parsemés sur le gradin de la banquette, souriant et dansant des yeux, en remuant à demi les bras. C'était un bal qui ressemblait, au premier aspect, à tous les autres bals parisiens, où le cancan fait le plaisir. Cependant, au bout de deux ou trois tours, Coriolis commença à y démêler un caractère. Cette foule, pareille de surface et d'ensemble à toutes les foules, ces hommes, ces femmes sans particularité frappante, habillés des costumes, des airs de Paris, et tout Parisiens d'apparence, laissèrent voir bientôt à son œil de peintre et d'ethnographe le type effacé, mais encore visible, les traits d'origine, la fatalité de signes où survit la race. Il remarqua des visages brouillés, sur lesquels se mêlait la coupe fière de profil des peuples de désert à des humilités louches de commerces douteux de grande ville, des teints plombés tout à la fois par un ancien soleil et par une réverbération de vieil argent, des jeunes gens aux cheveux laineux, à la tête de bélier, des figures à cheveux papillotés, à gros diamant faux sur la chemise, étalant ce luxe de velours gras qu'aiment les marchands de choses suspectes, les petits yeux allumés de la fièvre du lucre, et des sourires d'Arabes dans des barbes de crin. Il reconnut, sous les capuchons et les palatines, ces femmes qu'il avait vues au plein air du Temple et dans les boutiques de la rue Dupetit-Thouars. C'étaient des blondes d'Alsace, à la blondeur dorée du blé mûr, des chevelures noires et crêpées, des nez busqués, des ovales fuyant dans des pâleurs ambrées de joue et de cou où se détachait la coquille rose de l'oreille, des coins de lèvres ombrées de poil follet, des bouches poussées en avant comme par un souffle: des épaules décolletées avaient une ombre de duvet dans le creux du dos. A toutes, il voyait ces yeux tout rapprochés du nez et tout cernés de bistre, ces yeux allumés comme de femmes poudrées, ces yeux vifs de bête aux cils sans douceur, laissant à nu le noir d'un regard étonné, parfois vague.
—Tiens! la Manette…—fit tout à coup Anatole, et il montra à Coriolis une femme qui regardait de la galerie d'en haut danser dans la salle. Coriolis aperçut un bras enveloppé dans un châle dénoué, un coude appuyé sur la balustrade, une main soutenant une tête, un bout de profil, un ruban feu nouant des cheveux pris dans une résille à perles d'acier. Immobile, Manette laissait le bal venir à ses yeux, avec un air de contentement paresseux et de distraction indifférente.
—Eh bien!—dit Coriolis à Anatole—monte lui demander pourquoi elle n'est pas venue.
Anatole redescendit de la galerie au bout de quelques instants.
—Mon cher, elle est furieuse… Il paraît que notre lettre n'était pas signée… Elle m'a dit qu'il n'y a qu'aux chiens qu'on écrit sans mettre son nom… Et puis, elle s'est encore vexée que nous ne lui ayons pas fait l'honneur d'une feuille de papier à lettre toute neuve… Je lui ai tout dit pour la radoucir… Enfin, si tu y tiens, montons là-haut… Tu n'as qu'à lui faire des excuses… Mets ça sur moi, dis que c'est moi, appelle-moi pignouf… tout ce que tu voudras!… Au fond, je crois qu'elle a envie de venir… Il n'y a que sa dignité… tu comprends? La dignité de mademoiselle!… A la fin, elle m'a demandé si c'était bien de toi que les journaux avaient parlé…—Et comme ils montaient le petit escalier qui allait à la galerie:—Ah! tu vas en voir, par exemple, deux sibylles avec elle… de vrais enfants de Moïse et de Polichinelle!
Manette était assise à une table où posaient trois verres de bière à moitié vidés, à côté de deux vieilles femmes. L'une, les yeux troubles et louches, le visage rempli et gêné par un nez énorme et crochu, avait l'air d'une terrible caricature encadrée dans la ruche noire d'un immense bonnet noué sous son menton de galoche; un fichu de soie, aux ramages de madras, d'un jaune d'œillet d'Inde, croisait sur son cou décharné. Les yeux, la bouche, les narines remplis du noir qu'ont les têtes desséchées, la figure charbonnée comme par le poilu horrible d'une singesse, l'autre portait, rejeté en arrière sur des cheveux de négresse, un chapeau blanc de marchande à la toilette, orné d'une rose blanche; et des effilés de poils de chèvre pendaient des épaulettes de sa robe.
Anatole fit la présentation, et s'attabla avec son ami à la table des trois femmes qui se serrèrent pour leur faire place. Coriolis parla à Manette, s'excusa. Manette le laissa parler sans l'interrompre, sans paraître l'entendre; puis quand il eut fini, tournant vers lui un de ces regards «grande dame» qu'ont tous les yeux de femme quand ils le veulent, elle le toisa du bout des bottes jusqu'à la racine des cheveux, détourna la tête, et, après un silence, elle se décida à lui dire qu'elle voulait bien, et qu'elle viendrait «prendre la pose» le lundi suivant. Et presque aussitôt, tirant de sa ceinture sa petite montre pendue à la chaîne d'or qui battait sur sa robe de soie noire, elle se leva, salua Coriolis, et disparut suivie de ses deux monstres gardiens.