【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée I (3)
À moi n’appartenait pas l’honneur d’avoir découvert un si beau lieu. Un
homme s’y reposait déjà, et sans doute dormait, lorsque j’y pénétrai. Réveillé
par les hennissements, il s’était levé, et s’était rapproché de son cheval, qui
avait profité du sommeil de son maître pour faire un bon repas de l’herbe
aux environs. C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence
robuste, au regard sombre et fier. Son teint, qui avait dû être beau, était
devenu, par l’action du soleil, plus foncé que ses cheveux. D’une main il
tenait le licol de sa monture, de l’autre une espingole de cuivre. J’avouerai
que d’abord l’espingole et l’air farouche du porteur me surprirent quelque
peu, mais je ne croyais plus aux voleurs, à force d’en entendre parler et
de n’en rencontrer jamais. D’ailleurs, j’avais vu tant d’honnêtes fermiers
s’armer jusqu’aux dents pour aller au marché, que la vue d’une arme à feu
ne m’autorisait pas à mettre en doute la moralité de l’inconnu. – Et puis, me
disais-je, que ferait-il de mes chemises et de mes Commentaires Elzevir ?
Je saluai donc l’homme à l’espingole d’un signe de tête familier, et je lui
demandai en souriant si j’avais troublé son sommeil. Sans me répondre, il me
toisa de la tête aux pieds ; puis, comme satisfait de son examen, il considéra
avec la même attention mon guide, qui s’avançait. Je vis celui-ci pâlir et
s’arrêter en montrant une terreur évidente. Mauvaise rencontre ! me dis-je ;
mais la prudence me conseilla aussitôt de ne laisser voir aucune inquiétude.
Je mis pied à terre ; je dis au guide de débrider, et, m’agenouillant au bord de
la source, j’y plongeai ma tête et mes mains ; puis je bus une bonne gorgée,
couché à plat ventre, comme les mauvais soldats de Gédéon.