【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée I (6)
L’ombre et la source me charmaient tellement, que je me souvins de
quelques tranches d’excellent jambon que mes amis de Montilla avaient
mis dans la besace de mon guide. Je les fis apporter, et j’invitai l’étranger
à prendre sa part de la collation impromptue. S’il n’avait pas fumé depuis
longtemps, il me parut vraisemblable qu’il n’avait pas mangé depuis
quarante-huit heures au moins. Il dévorait comme un loup affamé. Je pensai
que ma rencontre avait été providentielle pour le pauvre diable. Mon guide,
cependant mangeait peu, buvait encore moins, et ne parlait pas du tout,
bien que, depuis le commencement de notre voyage, il se fût révélé à moi
comme un bavard sans pareil. La présence de notre hôte semblait le gêner,
et une certaine méfiance les éloignait l’un de l’autre sans que j’en devinasse
positivement la cause.
Déjà les dernières miettes du pain et du jambon avaient disparu ; nous
avions fumé chacun un second cigare ; j’ordonnai au guide de brider nos
chevaux, et j’allais prendre congé de mon nouvel ami, lorsqu’il me demanda
où je comptais passer la nuit.
Avant que j’eusse fait attention à un signe de mon guide, j’avais répondu
que j’allais à la venta del Cuervo.
– Mauvais gîte pour une personne comme vous, Monsieur... J’y vais, et,
si vous me permettez de vous accompagner, nous ferons route ensemble.
– Très volontiers, dis-je en montant à cheval. Mon guide, qui me tenait
l’étrier, me fit un nouveau signe des yeux. J’y répondis en haussant les
épaules, comme pour l’assurer que j’étais parfaitement tranquille, et nous
nous mîmes en chemin.