【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée III (22)
Le reste avait abandonné les mulets, et s’était jeté dans les ravins où les
chevaux ne pouvaient les suivre. Nous ne pouvions conserver nos bêtes, et
nous nous hâtâmes de défaire le meilleur de notre butin, et de le charger
sur nos épaules, puis nous essayâmes de nous sauver au travers des rochers
par les pentes les plus raides. Nous jetions nos ballots devant nous, et nous
les suivions de notre mieux en glissant sur les talons. Pendant ce temps-là,
l’ennemi nous canardait ; c’était la première fois que j’entendais siffler les
balles, et cela ne me fit pas grand-chose. Quand on est en vue d’une femme, il
n’y a pas de mérite à se moquer de la mort. Nous nous échappâmes, excepté
le pauvre Remendado, qui reçut un coup de feu dans les reins. Je jetai mon
paquet, et j’essayai de le prendre. – Imbécile ! me cria Garcia, qu’avons-
nous affaire d’une charogne ? achève-le et ne perds pas les bas de coton.
Jette-le, jette-le, me criait Carmen. La fatigue m’obligea de le déposer un
moment à l’abri d’un rocher. Garcia s’avança, et lui lâcha son espingole
dans la tête. – Bien habile qui le reconnaîtrait maintenant, dit-il en regardant
sa figure que douze balles avaient mise en morceaux. – Voilà, Monsieur,
la belle vie que j’ai menée. Le soir, nous nous trouvâmes dans un hallier,
épuisés de fatigue, n’ayant rien à manger et ruinés par la perte de nos mulets.
Que fit cet infernal Garcia ? il tira un paquet de cartes de sa poche, et se mit
à jouer avec le Dancaïre à la lueur d’un feu qu’ils allumèrent. Pendant ce
temps-là, moi, j’étais couché, regardant les étoiles, pensant au Remendado,
et me disant que j’aimerais autant être à sa place. Carmen était accroupie
près de moi, et de temps en temps elle faisait un roulement de castagnettes
en chantonnant. Puis, s’approchant comme pour me parler à l’oreille, elle
m’embrassa, presque malgré moi, deux ou trois fois. – Tu es le diable, lui
disais-je. – Oui, me répondait-elle.