Lorsque la chaloupe aborda, je vis qu’elle portait onze passagers, dont
trois sans armes et garrottés. Dès que cinq d’entre eux eurent sauté sur le
rivage, ils firent sortir les autres, comme des prisonniers. Je vis l’un des trois
marquer par ses gestes son affliction et son désespoir pendant que les deux
autres levaient parfois les mains vers le ciel.
Je ne comprenais rien à ce spectacle quand Vendredi s’écria dans son
mauvais anglais :
« Ô Maître, vous voyez hommes anglais manger prisonniers aussi bien
qu’hommes sauvages.
– Non, non, dis-je, Vendredi, je crains seulement qu’ils ne les massacrent,
mais sois sûr qu’ils ne les mangeront pas. »
Cependant ils ne leur firent aucun mal et se mirent à rôder à travers l’île
comme pour aller à la découverte du pays. Mais vers deux heures de l’aprèsmidi,
au plus chaud de la journée, ils s’arrêtèrent pour se reposer dans les
bois. Quant aux prisonniers, bien qu’ils ne fussent pas en état de dormir, ils
se couchèrent cependant à l’ombre d’un grand arbre, assez près de moi, hors
de la vue des autres.
Ayant pu m’approcher tout près d’eux sans être découvert, je leur criai
en espagnol.
« Qui êtes-vous, Messieurs ? »
Ils ne me répondirent rien et je les vis sur le point de s’enfuir. Alors, je
leur parlai anglais :
« Messieurs, leur dis-je, n’ayez pas peur, peut-être avez-vous trouvé ici
un ami sans vous y attendre. Faites-moi le récit de vos malheurs. »
Les yeux pleins de larmes, l’un d’entre eux me répondit : « Ce récit serait
trop long. Je vous dirai seulement que j’ai été commandant du vaisseau
que vous voyez ; mais mes gens se sont révoltés contre moi et ils veulent
m’abandonner dans ce désert avec ces deux hommes dont l’un est mon
contremaître et l’autre un passager. »
Aventures de Robinson Crusoé
Daniel Defoe