【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (11)
Florent, plein de ces souvenirs, levait les yeux sur le cadran lumineux de
Saint-Eustache, sans même voir les aiguilles. Il était près de quatre heures.
Les Halles dormaient toujours. Madame François causait avec la mère
Chantemesse, debout, discutant le prix de la botte de navets. Et Florent se
rappelait qu’on avait manqué le fusiller là, contre le mur de Saint-Eustache.
Un peloton de gendarmes venait d’y casser la tête à cinq malheureux, pris à
une barricade de la rue Grenéta. Les cinq cadavres traînaient sur le trottoir,
à un endroit où il croyait apercevoir aujourd’hui des tas de radis roses. Lui,
échappa aux fusils, parce que les sergents de ville n’avaient que des épées.
On le conduisit à un poste voisin, en laissant au chef du poste cette ligne
écrite au crayon sur un chiffon de papier : « Pris les mains couvertes de sang,
très dangereux. » Jusqu’au matin, il fut traîné de poste en poste. Le chiffon
de papier l’accompagnait. On lui avait mis les menottes, on le gardait comme
un fou furieux. Au poste de la rue de la Lingerie, des soldats ivres voulurent
le fusiller ; ils avaient déjà allumé le falot, quand l’ordre vint de conduire les
prisonniers au Dépôt de la préfecture de police. Le surlendemain, il était dans
une casemate du fort de Bicêtre. C’était depuis ce jour qu’il souffrait de la
faim ; il avait eu faim dans la casemate, et la faim ne l’avait plus quitté. Ils se
trouvaient une centaine parqués au fond de cette cave, sans air, dévorant les
quelques bouchées de pain qu’on leur jetait, ainsi qu’à des bêtes enfermées.
Lorsqu’il parut devant un juge d’instruction, sans témoins d’aucune sorte,
sans défenseur, il fut accusé de faire partie d’une société secrète ; et, comme
il jurait que ce n’était pas vrai, le juge tira de son dossier le chiffon de
papier : « Pris les mains couvertes de sang, très dangereux. » Cela suffit.