【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (12)
On le condamna à la déportation. Au bout de six semaines, en janvier, un
geôlier le réveilla, une nuit, l’enferma dans une cour, avec quatre cents et
quelques autres prisonniers. Une heure plus tard, ce premier convoi partait
pour les pontons et l’exil, les menottes aux poignets, entre deux files de
gendarmes, fusils chargés. Ils traversèrent le pont d’Austerlitz, suivirent la
ligne des boulevards, arrivèrent à la gare du Havre. C’était une nuit heureuse
de carnaval ; les fenêtres des restaurants du boulevard luisaient ; à la hauteur
de la rue Vivienne, à l’endroit où il voyait toujours la morte inconnue dont
il emportait l’image, Florent aperçut, au fond d’une grande calèche, des
femmes masquées, les épaules nues, la voix rieuse, se fâchant de ne pouvoir
passer, faisant les dégoûtées devant « ces forçats qui n’en finissaient plus. »
De Paris au Havre, les prisonniers n’eurent pas une bouchée de pain, pas un
verre d’eau ; on avait oublié de leur distribuer des rations avant le départ.
Ils ne mangèrent que trente-six heures plus tard, quand on les eut entassés
dans la cale de la frégate le Canada.
Non, la faim ne l’avait plus quitté. Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait
pas une heure de plénitude. Il était devenu sec, l’estomac rétréci, la peau
collée aux os. Et il retrouvait Paris, gras, superbe, débordant de nourriture,
au fond des ténèbres ; il y rentrait, sur un lit de légumes, il y roulait,
dans un inconnu de mangeailles qu’il sentait pulluler autour de lui et qui
l’inquiétait. La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept
ans. Il revoyait les fenêtres luisantes des boulevards, les femmes rieuses, la
ville gourmande qu’il avait laissée par cette lointaine nuit de janvier ; et il
lui semblait que tout cela avait grandi, s’était épanoui dans cette énormité
des Halles, dont il commençait à entendre le souffle colossal, épais encore
de l’indigestion de la veille.