【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (16)
Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenant jusqu’à la
chaussée. Entre chaque tas, les maraîchers ménageaient un étroit sentier pour
que le monde put circuler. Tout le large trottoir, couvert d’un bout à l’autre,
s’allongeait, avec les bosses sombres des légumes. On ne voyait encore, dans
la clarté brusque et tournante des lanternes, que l’épanouissement charnu
d’un paquet d’artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des
carottes, l’ivoire mat des navets ; et ces éclairs de couleurs intenses filaient
le long des las, avec les lanternes. Le trottoir s’était peuplé ; une foule
s’éveillait, allait entre les marchandises, s’arrêtant, causant, appelant. Une
voix forte, au loin, criait : « Eh ! la chicorée ! » On venait d’ouvrir les grilles
du pavillon aux gros légumes ; les revendeuses de ce pavillon, en bonnets
blancs, avec un fichu noué sur leur caraco noir, et les jupes relevées par des
épingles pour ne pas se salir, faisaient leur provision du jour, chargeaient de
leurs achats les grandes boites des porteurs posées à terre. Du pavillon à la
chaussée, le va-et-vient des hottes s’animait, au milieu des têtes cognées, des
mots gras, du tapage des voix s’enrouant à discuter un quart d’heure pour
un sou. Et Florent s’étonnait du calme des maraîchères, avec leurs madras
et leur teint hâlé, dans ce chipotage bavard des Halles.