【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (6)
L’arrivage des écrevisses d’Allemagne, en boîtes et en paniers, était
très fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande et d’Angleterre
encombraient aussi le marché. On déballait les carpes du Rhin, mordorées,
si belles avec leurs roussissures métalliques, et dont les plaques d’écailles
ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés ; les grands brochets,
allongeant leurs becs féroces, brigands des eaux, rudes, d’un gris de fer ;
les tanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge taché de
vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes de goujons et de
perches, les lots de truites, les tas d’ablettes communes, de poissons plats
pêchés à l’épervier, prenaient des blancheurs vives, des échines bleuâtres
d’acier peu à peu amollies dans la douceur transparente des ventres ; et de
gros barbillons, d’un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumière de
cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, on versait des
sacs de jeunes carpes ; les carpes tournaient sur elles-mêmes, restaient un
instant à plat, puis filaient, se perdaient. Des paniers de petites anguilles
se vidaient d’un bloc, tombaient au fond des cases comme un seul nœud
de serpents ; tandis que les grosses, celles qui avaient l’épaisseur d’un bras
d’enfant, levant la tête, se glissaient d’elles-mêmes sous l’eau, du jet souple
des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Et couchés sur l’osier sali
des mannes, des poissons dont le râle durait depuis le matin, achevaient
longuement de mourir, au milieu du tapage des criées ; ils ouvraient la
bouche, les flancs serrés, comme pour boire l’humidité de l’air, et ces
hoquets silencieux, toutes les trois secondes, bâillaient démesurément.