【Emile Zola】Le Ventre de Paris III 87)
Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l’ombre de Quenu
sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinet donnant rue Pirouette.
Elle avait trouvé là un poste d’observation excellent, en face de cette sorte
de transparent laiteux, où se dessinaient les silhouettes de ces messieurs,
avec des nez subits, des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras
énormes qui s’allongeaient brusque ment, sans qu’on aperçût les corps.
Ce démanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibonds
trahissant au dehors les discussions ardentes du cabinet, la tenaient derrière
ses rideaux de mousseline jusqu’à ce que le transparent devînt noir. Elle
flairait là « un coup de mistoufle. » Elle avait fini par connaître les ombres,
aux mains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poings
fermés, de têtes coléreuses, d’épaules gonflées, qui semblaient se décoller et
rouler les unes sur les autres, elle disait nettement : « Ça, c’est le grand dadais
de cousin ; ça, c’est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilà
cette perche de Clémence. » Puis, lorsque les silhouettes s’échauffaient,
devenaient absolument désordonnées, elle était prise d’un besoin irrésistible
de descendre, d’aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le prétexte
qu’elle se sentait « toute chose, » le matin ; il le lui fallait, disait-elle, au saut
du lit. Le jour où elle vit la tête lourde de Quenu, barrée à coups nerveux
par le mince poignet de Charvet, elle arriva chez monsieur Lebigre très
essoufflée, elle fit rincer sa petite bouteille par Rose, afin de gagner du
temps. Cependant, elle allait remonter chez elle, lorsqu’elle entendit la voix
du charcutier dire avec une netteté enfantine :
– Non, il n’en faut plus… On leur donnera un coup de torchon solide, à
ce tas de farceurs de députés et de ministres, à tout le tremblement, enfin !