La Blague,—cette forme nouvelle de l'esprit français, née dans les ateliers du passé, sortie de la parole imagée de l'artiste, de l'indépendance de son caractère et de sa langue, de ce que mêle et brouille en lui, pour la liberté des idées et la couleur des mots, une nature de peuple et un métier d'idéal; la Blague, jaillie de là, montée de l'atelier, aux lettres, au théâtre, à la société; grandie dans la ruine des religions, des politiques, des systèmes, et dans l'ébranlement de la vieille société, dans l'indifférence des cervelles et des cœurs, devenue le Credo farce du scepticisme, la révolte parisienne de la désillusion, la formule légère et gamine du blasphème, la grande forme moderne, impie et charivarique, du doute universel et du pyrrhonisme national; la Blague du XIXe siècle, cette grande démolisseuse, cette grande révolutionnaire, l'empoisonneuse de foi, la tueuse de respect; la Blague, avec son souffle canaille et sa risée salissante, jetée à tout ce qui est honneur, amour, famille, le drapeau ou la religion du cœur de l'homme; la Blague, emboîtant le pas derrière l'Histoire de chaque jour, en lui jetant dans le dos l'ordure de la Courtille; la Blague, qui met les gémonies à Pantin; la Blague, le vis comica de nos décadences et de nos cynismes, cette ironie où il y a du rictus de Stellion et de la goguette du bagne, ce que Cabrion jette à Pipelet, ce que le voyou vole à Voltaire, ce qui va de Candide à Jean Hiroux; la Blague, qui est l'effrayant mot pour rire des révolutions; la Blague, qui allume le lampion d'un lazzi sur une barricade; la Blague, qui demande en riant au 24 Février, à la porte des Tuileries: «Citoyen, votre billet!» la Blague, cette terrible marraine qui baptise tout ce qu'elle touche avec des expressions qui font peur et qui font froid; la Blague, qui assaisonne le pain que les rapins vont manger à la Morgue; la Blague, qui coule des lèvres du môme et lui fait jeter à une femme enceinte: «Elle a un polichinelle dans le tiroir!» la Blague, où il y a le nil admirari qui est le sang-froid du bon sens du sauvage et du civilisé, le sublime du ruisseau et la vengeance de la boue, la revanche des petits contre les grands, pareille au trognon de pomme du titi dans la fronde de David; la Blague, cette charge parlée et courante, cette caricature volante qui descend d'Aristophane par le nez de Bouginier; la Blague, qui a créé en un jour de génie Prudhomme et Robert Macaire; la Blague, cette populaire philosophie du: «Je m'en fiche!» le stoïcisme avec lequel la frêle et maladive race d'une capitale moque le ciel, la Providence, la fin du monde, en leur disant tout haut: «Zut!» la Blague, cette railleuse effrontée du sérieux et du triste de la vie avec la grimace et le geste de Pierrot; la Blague, cette insolence de l'héroïsme qui a fait trouver un calembour à un Parisien sur le radeau de la Méduse; la Blague, qui défie la mort; la Blague, qui la profane; la Blague, qui fait mourir comme cet artiste, l'ami de Charlet, jetant, devant Charlet, son dernier soupir dans le couic de Guignol; la Blague, ce rire terrible, enragé, fiévreux, mauvais, presque diabolique, d'enfants gâtés, d'enfants pourris de la vieillesse d'une civilisation; ce rire riant de la grandeur, de la terreur, de la pudeur, de la sainteté, de la majesté, de la poésie de toute chose; ce rire qu'on dirait jouir du bas plaisir de ces hommes en blouse, qui, au Jardin des Plantes, s'amusent à cracher sur la beauté des bêtes et la royauté des lions;—la Blague, c'était bien le nom de ce garçon.