Monsieur Anatole Bazoche,
peintre,
31, rue du Faubourg-Poissonnière.
Paris
France
Adramiti, près et par Troie (Iliade).
Affranchir.
«Mon vieux,
«Figure-toi que ton ami habite une ville où tout est rose, bleu clair, cendre verte, lilas tendre… Rien que des couleurs gaies qui font: pif! paf! dans les yeux dès qu'il y a un peu de soleil. Et ce n'est pas comme chez nous, ici, le soleil: on voit bien qu'il ne coûte rien, il y en a tous les jours. Enfin, c'est éblouissant! Et je me fais l'effet d'être logé dans la vitrine des pierres précieuses au musée de minéralogie. Il faut te dire par là-dessus que les rues, dans ce pays-ci, servent de lits aux torrents qui viennent de la montagne, ce qui fait qu'il y a toujours de l'eau,—quand ce n'est pas une boue infecte,—et que les femmes sont obligées de marcher sur des patins, et qu'il y a de grosses pierres jetées pour traverser… Tu permets? je lâche ma phrase: elle s'embourbe dans le paysage. Donc, il y a toujours de l'eau, et dans cette eau, tu comprends, tout ce carnaval se reflète, et toutes les couleurs tremblent, dansent: c'est absolument comme un feu d'artifice tiré sur la Seine que tu verrais dans le ciel et dans la rivière… Et des baraques! des auvents! des boutiques! un remuement de kaléidoscope, sans compter ce qui grouille là-dedans, le personnel du pays, des gens qui sont turquoise ou vermillon, des femmes turques, de vrais fantômes avec des bottes jaunes, des femmes grecques avec de larges pantalons, des chemises flottantes, un voile foncé qui leur cache la moitié de la figure, des mendiants… ah! mon cher, des mendiants à leur donner tout ce qu'on a pour les regarder!… et puis des bonshommes farces, bardés, bossués, chargés, hérissés de pistolets, de poignards, de yatagans, avec des fusils trois fois grands comme les nôtres (ça me fait penser à la ceinture de l'Albanais qui me sert d'escorte, écoute l'inventaire: deux cartouchières, une machine à enfoncer les balles, un couteau, plus une blague et un mouchoir), un coup de jour là-dessus, et crac! ils prennent feu: ils font la traînée de poudre, ils éclairent, avec leur batterie de cuisine, comme un feu de Bengale!
»C'est mon vieux rêve, tu sais, tout cela. L'envie m'en avait mordu en voyant la Patrouille turque de Decamps. Diable de patrouille! elle m'avait tapé au cœur… Enfin, m'y voilà, dans la patrie de cette couleur-là… Seulement, il y a un embêtement,—ne le dis pas à ces animaux de critiques, c'est que c'est si beau, si brillant, si éclatant, si au-dessus de ce que nous avons dans nos boîtes à couleur, qu'il vous prend par moments un découragement qui coupe le travail en deux. On se demande si ce n'est pas un pays fait tout bonnement pour être heureux, sans peindre, avec un goût de confiture de roses dans la bouche, au pied d'un petit kiosque vert et groseille, avec le bleu du Bosphore dans le lointain, un narguilhé à côté de soi, des pensées de fumée, de soleil, de parfum, des choses dans la tête qui ne seraient plus qu'à moitié des idées, une toute douce évaporation de son être dans un bonheur de nuage… Et puis cet imbécile d'Européen revient dans la grande bête que tu as connue; je me sens prendre au collet par l'autre moitié de moi-même, le monsieur actif, le producteur, l'homme qui éprouve le besoin de mettre son nom sur de petites ordures qui l'ont fait suer…
»Enfin, tout de même, mon vieux, c'est bien dommage de faire des tableaux quand on en voit continuellement de tout faits comme celui-ci. Tu vas voir.
»L'autre soir j'étais assis à la porte d'un café. J'avais devant moi un auvent de boucher. Le boucher, gravement, chassait avec une branche d'arbre les mouches des quartiers de viande saignante qui pendaient. Autour de lui, un voltigement de friperie, de vieux tapis multicolores; à côté des enfants aux cheveux en petites nattes, des chiens maigres, une douzaine de chèvres et de moutons pressés et se serrant dans une vague peur commune; une pierre ensanglantée avec du sang dégoulinant, des traces que les chiens léchaient en grognant. Je regardais cela et un petit chevreau noir et blanc, avec ses grosses pattes, qui se tenait presque collé sous une chèvre. Je vis mon boucher quitter sa branche, aller au pauvre petit chevreau qui voulut se débattre, poussa deux ou trois petits cris malheureux, étouffés par les chants et la guitare des musiciens de mon café. Le boucher avait couché le chevreau sur la pierre; il tira un petit yatagan de sa ceinture et lui coupa la gorge: un flot de sang jaillit qui rougit la pierre et s'en alla faire de grands ronds dans l'eau que lappaient les chiens. Alors un enfant qui était là, un bel enfant, au teint de fleur, aux yeux de velours, prit la bête par les cornes, attendant son dernier tressaillement; et de temps en temps il se penchait un peu pour mordre dans une pomme qu'il tenait dans une main avec la corne du petit chevreau… Non, je n'ai jamais rien vu de plus affreusement joli que ce petit sacrificateur avec son amour de tête, ses petits bras nus qui tenaient de toutes leurs forces, mordillant sa pomme au-dessus de cette fontaine de sang, sur cette agonie d'un autre petit…
»Ma maison est tout à fait au bout de la ville, presque dans la campagne, sur une route conduisant à la plaine et descendant à la mer que domine le mont Ida avec le blanc éternel de sa neige. Je m'assieds dehors, et, à la nuit tombante, dans la demi-obscurité qui met les choses un peu plus loin des yeux et un peu plus près de l'âme, j'assiste à la rentrée des troupeaux. C'est le plaisir doux et triste,—tu connais cela,—qu'on prend chez nous, dans un village, sur un banc de pierre, à la porte d'une auberge. Ici, c'est pour moi le moment le plus heureux de la journée, un moment de solennité pénétrante. Je me crois au soir d'un des premiers jours du monde. Ce sont d'abord des dromadaires, toujours précédés d'un petit bonhomme monté sur un âne, la file des chameaux qui avancent lentement, le dernier portant la clochette, les petits courant en liberté et cherchant à téter les mères dès qu'elles s'arrêtent; puis les innombrables troupeaux de vaches; puis les buffles conduits par des bergers au chantonnement mélancolique, à la petite flûte aigrelette; enfin vient l'armée des chèvres et des moutons. Et à mesure que tout cela passe, les chants, les clochettes, les piétinements, les marches traînant la fatigue de la journée, les bruits, les formes qui vont s'endormant dans la majesté de la nuit, eh bien! que veux-tu que je te dise? il me vient une émotion si bonne, si bonne… que c'est stupide de t'en parler.
»Après cela, il faut bien avouer que je suis venu ici le cœur un peu ouvert à tout: avant de partir, il y avait une dame qui m'y avait fait un petit trou pour voir ce qu'il y avait dedans… Ah! en fait d'amour, veux-tu mes impressions femmes ici? Voici. En allant en caïque à Thérapia, je suis passé sous les fenêtres d'un harem. C'était éclairé à gigorno, comme nous disions pour les vins chauds de Langibout; et, sur les raies de lumière des persiennes, on voyait se mouvoir des ombres, des ombres très-empaquetées, les houris de la maison, rien que cela! qui dansaient et sautaient sur de la musique qu'elles se faisaient avec une épinette et un trombone… Une houri jouant du trombone! Ah! mon ami, j'ai cru voir l'Orient de l'avenir! Et je te laisse sur cette image.
»Tu vois que je pense à toi. Serre la main à tous ceux qui ne m'auront pas oublié. Écris-moi n'importe quoi de Paris, de toi, des amis,—des bêtises, surtout: ça sent si bon à l'étranger!
»A toi,
»N. de Coriolis.»