C'était Anatole qui lançait sa commande, installé dans la grande salle du restaurant Philippe, à une table en face la porte d'entrée.
Ce jour-là—le jour de la mi-carême,—l'idée d'aller au bal de l'Opéra s'était emparée de lui. Il avait réuni un gilet de flanelle, une paire d'ailes, un maillot, un carquois, et avec cela il s'était déguisé en Amour. Une seule chose l'embarrassait: sa barbe noire. Ne voulant pas la couper, il se résolut à lui donner un accompagnement qui ôtât le manque d'harmonie à son costume: il attacha sur son gilet de flanelle, au creux de l'estomac, un peu de crin qu'il prit dans son matelas. Ainsi habillé, des besicles noires peintes autour des yeux, un ruban bleu de ciel dans les cheveux, des pantoufles de broderie aux pieds, il était parti, allant devant lui, flânant. Malgré la gelée qu'il faisait, il n'avait froid qu'au bout des doigts, et rien ne le gênait que l'ennui de ne pouvoir mettre ses mains dans ses poches absentes. Il s'arrêtait devant les costumiers, regardait les oripeaux de carnaval dans le flamboiement du gaz, marchait tranquillement dans l'escorte d'honneur des gamins: il n'était pas pressé. Au fond, il trouvait le bal de l'Opéra un divertissement d'une distinction un peu bourgeoise, un plaisir d'homme du monde; et il se demandait s'il ne devait pas aller dans un bal moins bon genre, comme Valentino, Montesquieu. Il arriva à l'Opéra. N'étant pas encore bien décidé, il entra dans un petit café du voisinage, et trouva, dans ce qui se passait là, dans le caractère des habitués, dans les allées et venues des dominos qui leur apportaient des sucres de pomme et des oranges, assez d'intérêt pour y rester près d'une heure. Arrivé à l'entrée de l'Opéra, et salué par l'engueulement des cireurs de bottes que les nuits de bal improvisent, il fit l'honneur à deux ou trois de ces peintres en vernis, auxquels il reconnut une jolie platine, de leur répondre, aux applaudissements des groupes du passage. D'un de ces groupes, il sortit à la fin un monsieur qui avait l'air de le connaître, et qui n'eut aucune peine à l'emmener faire une partie de billard au Grand-Balcon. A peine si le monsieur joua: Anatole avait ce soir-là un jeu étourdissant; il fit des séries de carambolages interminables, en ne se lassant pas d'admirer combien le costume d'Amour, avec la liberté de ses entournures, était favorable aux effets de recul. Il joua ainsi pendant deux grandes heures, dans le café troublé de voir, à travers son demi-sommeil, les fantastiques académies dessinées par les poses de cet Amour à barbe, que le regard des derniers consommateurs enfilait si étrangement, lors des raccourcis du jeu, depuis le talon jusqu'à la nuque.
Il sortit de là, avec la ferme intention d'aller décidément au bal de l'Opéra; mais au boulevard, sa curiosité se laissait accrocher, arrêter au spectacle du mouvement entourant le bal, à ces figures qui sortent de ces nuits du plaisir, à toutes ces industries de bricole qui ramassent des gros sous et des bouts de cigare derrière le Carnaval.
Et il était en train de suivre et d'escorter une femme qui portait dans un seau du bouillon à la file des cochers de fiacre, quand il vit au cadran de la station: quatre heures moins cinq…—Tiens! dit-il, c'est l'heure d'avoir faim,—et renonçant au bal, il s'était dirigé vers Philippe.
Les masques arrivaient. Anatole criait:
—Oh! c'te tête!… Bonjour, Chose!… Et tu fais toujours des affaires avec le clergé? «A la renommée pour l'encens des rois mages!…» T'es l'épicier du bon Dieu! Tais-toi donc!… Et tu te costumes en Turc! c'est indécent!…
Et à chaque arrivant, il jetait un pareil passe-port, un signalement grotesque en pleine figure. La salle jubilait. Les soupeurs se poussaient pour entendre de plus près cette pluie de bêtises, apostrophes cocasses, baptêmes saugrenus, l'Almanach Bottin tombant du Catéchisme poissard! On faisait cercle, on entourait Anatole. Les tables peu à peu marchaient vers lui, se soudaient l'une à l'autre; et tous les soupers, en se pressant, ne faisaient plus qu'un souper où les folies, débitées par Anatole, couraient à la ronde avec les bouteilles de Champagne passant de mains en mains comme des seaux d'incendie. On mangeait, on pouffait. Les nappes buvaient de la mousse, des hommes pleuraient de rire, des femmes se tenaient le ventre, des pierrots se tordaient.
Anatole, exalté, jaillit sur la table, et de là, dominant son public, il se mit à danser la danse des œufs entre les plats, essaya des poses d'équilibre sur des goulots de bouteille, toujours parlant, débagoulant, levant pour des toasts inouïs un verre vide au pied cassé, piquant un morceau dans une assiette quelconque, chipant sur une épaule de femme un baiser au hasard, criant:—Ah! ça me donne vingt ans de moins… et trois cheveux de plus!
Le tout petit jour pointait, ce jour qui se lève comme la pâleur d'une orgie sur les nuits blanches de Paris. Le noir s'en allait des carreaux de la salle. Dans la rue s'éveillaient les premiers bruits de la grande ville. Le travail allait à l'ouvrage, les passants commençaient. Anatole sauta de la table, ouvrit la fenêtre: il y avait dessous des ombres de misère et de sommeil, des gens des halles, des ouvriers de cinq heures, des silhouettes sans sexe qui balayaient, tout ce peuple du matin qui passe, au pied du plaisir encore allumé, avec la soif de ce qui se boit, la faim de ce qui se mange, l'envie de ce qui flambe là-haut!
—Une… deux… trois… ouvrez le bec, mes enfants!—cria Anatole; et saisissant deux bouteilles de champagne, il les vida sans voir dans des gosiers vagues qui buvaient comme des trous. Chaque table se mit à l'imiter, et des trois fenêtres du restaurant, le champagne ruissela quelque temps sans relâche, ainsi qu'un ruisseau d'orage perdu, à mesure, dans une bouche d'égout. La foule s'amassait, se bousculait, il en sortait des hourras, des cris, des têtes qui se disputaient une gorgée. La rue ivre se ruait à boire; le jour montait.
—Gare là-dessous!—fit Anatole; et tout à coup, lâchant ses bouteilles, il parut avec deux têtes encadrées dans l'anse de ses deux bras: l'une de ces têtes était la tête d'un monsieur en habit noir, l'autre la tête d'une débardeuse; et, avançant tout le corps sur l'appui de la fenêtre, se penchant en dehors avec les élasticités d'un pitre sur un balcon de parade, il se mit à débiter, de la voix exclamatrice des boniments:
—Le Parisien, messieurs!—et il désignait le monsieur en habit se débattant sous son bras, en étouffant de rire.—Vivant, messieurs! En personne naturelle!!… Grand comme un homme! surnommé le Roi des Français!!! Cet animal!… vient de province! son pelage! est un habit noir! Il n'a qu'un œil! comme vous pouvez voir! son autre œil!… est un lorgnon! Cet animal, messieurs, habite un pays! borné par l'Académie!… Sauf l'amour! platonique! on ne lui connaît pas! de maladies particulières!… C'est l'animal du monde! du monde! le plus facile à nourrir! Il mange! et boit de tout! du lait filtré! du vin colorié! du bouillon économique! du chevreuil de restaurant!!! Il y en a même des espèces! qui digèrent! un dîner à quarante sous!!! Cet animal! messieurs! est très-répandu! Il s'acclimate partout! sauf à la campagne! D'humeur douce! il est facile à élever. On peut le dresser, quand on le prend jeune, à retenir un air d'orgue et à comprendre un vaudeville!… Inutile, messieurs, de vous citer des traits de son intelligence: il a inventé la savate et les faux-cols!!! Sa cervelle! messieurs! la dissection nous l'a fait connaître! On y trouve! on y trouve! messieurs! le gaz d'une demi-bouteille de Champagne! un morceau de journal! le refrain de la Marseillaise!!! et la nicotine de trois mille paquets de cigares!!!… Pour les mœurs, il tient du coucou! il aime à faire ses petits dans le nid des autres!!!… Et v'la cet animal!!!… A sa dame, à présent!
Et Anatole montra à la rue la femme qu'il tenait, en la faisant tourner comme une poupée.
—… La Madame à ce monsieur-là! saluez!… Une bête! inconnue! une bête!!! qui enfonce les naturalistes!… La Parisienne! mesdames! sauf le respect que je vous dois!… Des pieds et des mains d'enfant! des dents de souris! une patte de velours! et des ongles de chat!!! Elle a été rapportée du Paradis terrestre! à ce qu'on dit! Quoique très-délicate! elle résiste aux plus gros ouvrages! Elle peut frotter dix heures de suite! quand c'est pour danser!!!… Cette petite bête! messieurs! se nourrit généralement! de tout ce qui est nuisible à sa santé! Elle mange de la salade! et des romans!!!… Sensible aux bons traitements! messieurs! et surtout aux mauvais!!!… Beaucoup de personnes! un grand nombre de personnes!!! messieurs! sont arrivées à la domestiquer! en lui donnant la nourriture! le logement! le chauffage! l'éclairage! le blanchissage! leur confiance! et quelques diamants!!!… Très-facile à apprivoiser! Généralement caressante! susceptible de jalousie! et même de fidélité!… Enfin! messieurs! cette charmante petite bête! qui marche sans se crotter! est vivipare! pare!!! pare!!!… Et v'la ce que c'est! Allez! la musique!!!