Alors commençait la veillée, la causerie, et presque toujours l'ironie d'une conversation succulente. Curieux de tout ce qui avait un caractère étranger, enclin d'ailleurs à cette gourmandise d'imagination qui lui faisait demander sur les cartes des restaurants les mets inconnus et de noms chatouillants, Anatole mettait l'ancien chef du prince Pojarski sur son passé; et le cuisinier, s'animant au souvenir du feu de ses fourneaux, et comme repris par sa première profession, lui parlait cuisine, et cuisine russe. Les yeux brillants, il énumérait les cailles des gouvernements de Toul et de Koursk, les gélinottes de Wologda, Arkhangel, Kazan; les coqs de bruyères, les bécasses de bois, les sangliers des gouvernements de Grodno et de Minsk; les jambons, les pattes d'ours, tout le gibier conservé gelé toute l'année dans les glacières de Pétersbourg. Il dissertait sur la délicatesse des poissons vivant dans ces fleuves de glace: les sterlets du Volga, l'esturgeon du lac Ladoga, les saumons de la Newa, les lavarets, le soudac, dont le meilleur apprêt est celui dit du Cabaret rouge; et les truites de Gatschina, les carassins des environs de Saint-Pétersbourg, les éperlans de Ladoga, les goujons perchés, les goujons délicieux de Moscou, les riapouschka, les chabots de Pskoff, dont on se sert dans le carême pour le stschi maigre, et dans la semaine du carnaval pour les blinis. Et de l'énumération, Bardoulat passait impitoyablement aux détails de son ancien art, avec des termes techniques, des explications, des gestes qui semblaient remuer les choses dans la casserole, des mots qui sentaient bon et qui fumaient. C'était le potage Rossolnick, le potage aux concombres liés, au moment de servir, avec de la crème double et des jaunes d'œuf, dans lequel on met les membres de deux jeunes poulets cuits dans le velouté du potage.
—Le velouté du potage!—répétait Anatole, comme pour se faire passer sur la langue la friandise de l'expression.
Mais Bardoulat ne l'écoutait pas: il était lancé dans l'extravagance des soupes: le potage de sterlet aux foies de lotte, mouillé de vin de Champagne, les bortsch, les stschi à la paresseuse, le bouillon de gribouis, fait de ces exquis champignons qui ne viennent que sous les sapins, les potages au gruau de sarrazin, au cochon de lait, aux morilles, aux orties, et les potages à la purée de fraises, pour les grandes chaleurs…
Anatole écoutait tout cela, aspirant l'exquisité des plats que l'autre évoquait toujours, les petits pâtés de vesiga, les coulibiac de feuilletage aux choux, les varenikis lithuaniens, les vatrouschkis au fromage blanc, les sausselis farcis des pellmènes sibériens, les ciernikis et nalesnikis polonais: il lui semblait être au soupirail d'une cuisine où Carême travaillerait pour Attila, et il lui entrait des rêves dans l'estomac.
—Mais vois-tu ce qu'il faut manger,—lui dit une fois l'ancien chef,—au premier argent que nous aurons, j'en fais un, tu verras! Un faisan à la Géorgienne!… C'est qu'il faut du raisin.
—Oh!—dit négligemment Anatole,—j'en ai vu chez Chevet… vingt francs la boîte, mon Dieu…
—Écoute!—fit le chef, et se mettant à parler comme un livre de cuisine,—tu vides, tu flambes, tu trousses ton faisan… tu le bardes, tu le mets dans une casserole… ovale, la casserole… tu enlèves avec précaution les pellicules d'une trentaine de noix fraîches, et tu les mets dans la casserole.
—Bon!
—Tu écrases dans un tamis deux livres de raisin et la chair de quatre oranges… tu verses cela sur ton faisan, tu ajoutes un verre de Malvoisie, autant d'infusion de thé vert… Tout cela sur le feu, une heure avant de servir, et lorsque c'est cuit… tu as ajouté, bien entendu, gros comme un œuf de beurre fin… Tu passes les trois quarts de la cuisson à la serviette pour la réduire avec une bonne espagnole… Tu sers… Et ce que c'est bon! Ah! mon ami!
—Assez!—dit d'un ton impératif Anatole.
—Oui, assez,—dit mélancoliquement l'ancien chef de cuisine du prince Pojarski.
Tous deux commençaient à trop souffrir de ce supplice abominablement irritant, torture de tentation pareille à celle qu'auraient des naufragés si, dans le ciel au-dessus d'eux, le Parfait Cuisinier s'ouvrait avec des recettes écrites en lettres de feu.