On ne trouble point impunément les habitudes du public, ses idées reçues, les préjugés avec lesquels il juge les choses de l'art. On ne contrarie pas sans le blesser le rêve que ses yeux se sont faits d'une forme, d'une couleur, d'un pays. Le public avait accepté et adopté l'Orient brutal, fauve et recuit de Decamps. L'Orient fin, nuancé, vaporeux, volatilisé, subtil de Coriolis le déroutait, le déconcertait. Cette interprétation imprévue dérangeait la manière de voir de tout le monde, elle embarrassait la critique, gênait ses tirades toutes faites de couleur orientale.
Puis cette peinture avait contre elle le nom de son auteur, ce qu'un nom noble ou d'apparence nobiliaire inspire contre une œuvre de préventions trop souvent justifiées. La signature Naz de Coriolis, mise au bas de ces tableaux, faisait imaginer un gentilhomme, un homme du monde et de salon, occupant ses loisirs et ses lendemains de bal avec le passe-temps d'un art. A beaucoup de juges de goût peu fixé, allant pour rencontrer sûrement le talent là où ils croient être assurés de rencontrer le travail, l'application, la peine de tout un homme et l'ambition de toute une carrière d'artiste, ce nom donnait toutes sortes d'idées de méfiance, une prédisposition instinctive à ne voir là qu'une œuvre d'amateur, d'homme riche qui fait cela pour s'amuser.
Toutes ces mauvaises dispositions, la petite presse, qui a ses embranchements sur les brasseries de la peinture, les ramassa et les envenima. Elle fut impitoyable, féroce pour Coriolis, pour cet homme ayant des rentes, qu'on ne voyait point boire de chopes, et qui, inconnu hier, accaparait, à la première tentative, l'intérêt d'une exposition. Le petit peuple du bas des arts ne pouvait pardonner à une pareille chance. Aussi pendant deux mois Coriolis eut-il les attaques de tous ces arrière-fonds de café, où se baptisent les gloires embryonnaires et les grands hommes sans nom, où chauffent ces succès de la Bohême, auxquels chacun apporte l'abnégation de son dévouement, comme s'il se couronnait lui-même en couronnant quelqu'un de la bande. On le déchira spécialement à l'estaminet du Vert-de-gris, le rendez-vous des amers. Les amers, les amers spéciaux que fait la peinture, ceux-là qu'enrage et qu'exaspère cette carrière qui n'a que ces deux extrêmes: la misère anonyme, le néant de celui qui n'arrive pas, ou une fortune soudaine, énorme, tous les bonheurs de gloire de celui qui arrive, les amers, tout ce monde d'avenirs aigris, de jeunes talents grisés de compliments d'amis et ne gagnant pas un sou, furieux contre le monde, exaspéré contre la société, la veine et le succès des autres, haineux, ulcérés, misanthropes qui s'humaniseront à leur première paire de gants gris-perle,—les amers se mirent à exécuter tous les soirs la personne et le talent de Coriolis jusqu'à l'entière extinction du gaz, soufflant la technique de l'éreintement à deux ou trois criticules qui venaient prendre là le mauvais air de l'art.
Coriolis trouvait enfin une dernière opposition dans la réaction commençant à se faire contre l'Orient, dans le retour des amateurs sévères, posés, au style du grand paysage encanaillé à leurs yeux par un trop long carnaval de turquerie.
En face de cette hostilité presque universelle, Coriolis était à peu près désarmé. Il lui manquait les amitiés, les camaraderies, ce qu'une chaîne de relations organise pour la défense d'un talent discuté. Les huit ans passés par lui en Orient, la sauvagerie paresseuse qu'il en avait rapportée, son enfoncement dans le travail avaient fait l'isolement autour de lui. Cependant, comme il arrive presque toujours, des sympathies sortirent des haines. Ce qui se lève sous le contre-coup de l'injustice et de l'unanimité des hostilités, le sens de combativité et de générosité qui se révolte dans un public, mettaient la dispute et la violence d'une bataille dans la discussion du nouvel Orient de Coriolis. Devant la partialité de la négation, les éloges s'emportaient jusqu'à l'hyperbole; et Coriolis sortait des jalousies, des passions et de la critique, maltraité et connu, avec un nom lapidé et une notoriété arrachée à une sorte de scandale.
Au milieu de toutes ces sévérités, des attaques des journaux, de la dureté des feuilletons, Coriolis tombait presque journellement sur l'éloge de Garnotelle. Il y avait pour son ancien camarade un concert de louanges, un effort d'admiration, une conspiration de bienveillance, d'aménités, de phrases agréables, de douces épithètes, de restrictions respectueuses, d'observations enveloppées. Presque toute la critique, avec un ensemble qui étonnait Coriolis, célébrait ce talent honnête de Garnotelle. Ou le louait avec des mots qui rendent justice à un caractère. On semblait vouloir reconnaître dans sa façon de peindre la beauté de son âme. Le blanc d'argent et le bitume dont il se servait étaient le blanc d'argent et le bitume d'un noble cœur. On inventait la flatterie des épithètes morales pour sa peinture: on disait qu'elle était «loyale et véridique», qu'elle avait la «sérénité des intentions et du faire». Son gris devenait la sobriété. La misère de coloris du pénible peintre, du pauvre prix de Rome, faisait trouver et imprimer qu'il avait des «couleurs gravement chastes». On rappelait, à propos de cette belle sagesse, l'austérité du pinceau bolonais; un critique même, entraîné par l'enthousiasme, alla, à propos de lui, jusqu'à traiter la couleur de basse, matérielle et vicieuse satisfaction du regard; et faisant allusion aux toiles de Coriolis qu'il désignait comme attirant la foule par le sensualisme, il déclarait ne plus voir de salut pour l'Art contemporain que dans le dessin de Garnotelle, le seul artiste de l'Exposition digne de s'adresser, capable de parler «aux esprits et aux intelligences d'élite».