Garnotelle n'était plus l'espèce de sauvage timide, marchant dans les pas d'Anatole, attaché et collé à lui, vivant de sa société et à son ombre. Il n'était plus ce pauvre garçon, ce rustre gêné, mal appris, honteux de lui-même, qui demandé, par hasard, dans un château pour une décoration, avait passé quinze jours sans se laisser arracher une parole, avec des larmes d'embarras lui venant presque aux yeux, quand l'attention des femmes s'occupait de lui, et qu'il avait peur comme un petit paysan que veut embrasser une belle dame. L'École de Rome a un mérite qu'il faut reconnaître: si elle ne fait rien pour le talent des gens, elle fait beaucoup pour leur éducation; si elle n'inspire pas le peintre, elle forme et dégrossit l'homme. Par la vie en commun, l'espèce de frottement d'un club académique, le façonnement des natures abruptes au contact des natures civilisées, ce que les gens bien nés enseignent et font gagner aux autres, ce que les lettrés donnent et communiquent d'instruction aux illettrés, par son salon, ses réceptions, la villa Médici fabrique, dans des tempéraments de peuple, des espèces de gens du monde que cinq ans élèvent, en apparence de manières, en superficie de savoir, en politesse acquise, au niveau du commun des martyrs et des exigences de la société actuelle. Là avait commencé la métamorphose de Garnotelle, encouragée par la bienveillance de deux ou trois salons français et étrangers, où les gâteries des femmes l'enhardissaient à prendre peu à peu l'aplomb du monde. Sa tête lui servait et aidait à ses succès: il plaisait par une beauté brune, un peu commune et marquée, mais de ce genre qu'aiment les femmes, une beauté vulgairement souffrante, où de la pâleur, presque de la maladie, un reste de vieux malheurs de sang, devenu une espèce de teint fatal, mettaient ce caractère, qui l'avait fait surnommer par ses camarades «l'ouvrier malsain». Dans ce physique, le monde ne voulait voir que le tourment de la pensée, les stigmates du travail, l'émaciement de la spiritualité. Et pour les yeux des femmes, Garnotelle était la figure rêvée, une poétique incarnation du pittoresque et romanesque personnage qui peint avec son cœur et sa santé; il était ce malheureux céleste:—l'artiste!
A Paris, par des liaisons nouées à Rome dans une famille française, il était entré dans un monde de femmes du haut commerce et de la haute banque, un monde orléaniste de femmes sérieuses, intelligentes, cultivées, mêlées aux lettres, à l'art, tenant le haut bout de l'opinion publique par leurs salons et leurs amis du journalisme. Il trouva là de puissantes protectrices, supérieures à la banalité, ardentes et remuantes dans l'amitié, mettant leur activité et leur dévouement d'esprit au service des intimes habitués de leur maison, faisant d'eux, de leur nom, de leur célébrité, de leur carrière, l'intérêt, l'occupation, l'orgueil de leur vie de femme et la petite gloire de leur cercle. Il eut toutes les bonnes fortunes et tout le profit de ces liaisons pures, de ces attachements, de ces adoptions qui finissent par laisser tomber sur la tête d'un peintre le sentimentalisme ému d'une bourgeoise éclairée, passionnent ses démarches, ses prières, ses intrigues, tout ce que peut une femme à l'époque du Salon pour le lancement d'un succès.
En dehors de ce monde, Garnotelle allait encore dans quelques salons de la haute aristocratie étrangère, où il rencontrait de grands noms avec lesquels il pouvait peser sur le ministère, des femmes au désir despotique, habituées à tout vouloir dans leur pays, et qui n'avaient perdu qu'un peu de cette habitude en France. C'était pour Garnotelle une récréation et un délassement, que ce monde aimant le plaisir, la liberté, les artistes. Il s'y sentait entouré de la naïve admiration des étrangers pour un talent de Paris: il était le peintre, le Français, l'homme célèbre que les femmes, les jeunes filles courtisaient avec la vivacité de l'ingénuité ravissante des coquetteries russes. On le choyait, on l'enguirlandait. Il était le cornac des plaisirs, la fête des soirées, l'invité annoncé et promis. Les sociétés se le disputaient, se l'arrachaient, avec des jalousies féminines et des querelles gracieuses qui chatouillaient et réjouissaient sa vanité jusqu'au fond. Il était là comme dans une délicieuse atmosphère d'enchantement amoureux. On ne le voyait dans ces salons que masqué par une jupe, la tête à demi levée derrière un fauteuil de femme, mêlé aux robes, toujours dans une intimité d'aparté, dans une pose d'enfant gâté, discret, étouffant de petits rires, des demi-paroles, des chuchotements, ce qui bruit tout bas autour d'un secret, d'une confidence, avec de petites mines, des silences, des contemplations, des yeux d'admiration, tout un jeu d'adoration d'une épaule, d'un bras, d'un pied, qui touchait les femmes comme le platonisme et le soupir d'un amour qui leur aurait fait la cour à toutes. Aux hommes aussi il trouvait moyen de plaire et de paraître amusant avec un rien de cet esprit que tout peintre ramasse dans la vie d'atelier. Et s'agissait-il de l'achat d'un de ses tableaux par quelques gros banquier? Une conspiration de sympathies s'organisait dans l'ombre, et il avait non-seulement la femme, mais les experts, les familiers, le médecin même pour lui, travaillant à forcer la main au Million.
Appuyé sur ces relations et ces protections, persuadé que tout ce qu'il pouvait avoir à demander au gouvernement serait emporté par des exigences de jolies femmes, ou des transactions de femmes influentes, Garnotelle qui, sous sa peau de mondain, avait gardé de la finesse et de la malice du paysan, estimait qu'il était inutile, presque dangereux, de passer pour un ami du gouvernement. Il ne se montrait pas aux soirées officielles, boudait les avances, jouant la réserve et la froideur d'un homme appartenant à l'Institut et attaché à ses doctrines.
Près du maître des maîtres, il avait une humilité parfaite. Avec son nom et sa position, il sollicitait de l'aider dans ses travaux; il s'offrait à lui peindre des fonds, des à-plats, à lui couvrir des ciels, des terrains, à lui poncer des draperies «pour se dévouer et apprendre», disait-il. Il s'informait, comme d'une cérémonie sacrée, du jour où il y avait exposition chez lui. Et devant le tableau, dont il semblait ne pas oser s'approcher de trop près, il restait à distance respectueuse, plongé dans une muette contemplation. Dans ce genre d'admiration accablée, écrasée, la seule à laquelle pût encore se prendre la vanité du maître blasé sur la pantomime enthousiaste, les spasmes, les lèvements d'yeux extatiques, les monosyllabes entrecoupés, il avait imaginé une invention sublime, et qui avait attaché à son avenir la protection du grand homme. A une exposition intime, il avait gardé devant «l'œuvre» un silence morne; puis, rentré chez lui, il avait écrit au maître une lettre où il laissait naïvement échapper son découragement, se disait désespéré par cette perfection, cette grandeur, cette pureté, qui lui ôtaient l'espérance de jamais rien faire, presque la force de travailler encore; et faisant répandre par ses amis le bruit de son découragement, il avait attendu, cloîtré dans son atelier, jusqu'à ce qu'une lettre du maître relevât son courage avec des éloges, l'encourageât à vivre et à peindre.
De plus, Garnotelle était un des habitués les plus assidus de cette société de l'Oignon, réunissant et reliant les anciens prix de Rome avec deux grands dîners annuels et quelques petits dîners subsidiaires, dans cette espèce de franc-maçonnerie de la courte-échelle, où l'on se passait les travaux, les commandes, les voix à l'Institut, entre la poire et le fromage, entre les pièces de vers en l'honneur des gloires académiques et des satires contre les autres gloires.
Avec la presse, il était froidement poli. Il ne gâtait pas les critiques de lettres ni d'esquisses, ne les recherchait pas et tenait à distance ceux qu'il rencontrait dans les salons avec une poignée de main qui leur tendait seulement le bout d'un doigt ou de deux. Cette attitude de réserve lui avait valu le respect avec lequel la plupart des feuilletons parlaient de son talent.
Ainsi adulé, respecté, protégé, appuyé, renté par l'argent de ses portraits, renté par l'argent de son atelier, un atelier aristocratique de jeunes et riches étrangers payant cent francs par mois, et s'engageant pour six mois; riche et parvenu à tous les bonheurs, comblé dans ses désirs et ses ambitions, le Garnotelle du succès, le Garnotelle des chemises brodées et des parfums à base de musc, n'ayant plus rien de son passé que ses longs cheveux, qu'il gardait comme une auréole d'artiste, Garnotelle se montrait parfois enveloppé d'une vague tristesse. Il paraissait avoir le noble et solennel fond de souffrance d'un homme éloigné «de l'objet de son culte». Il se plaignait à demi-mot de n'être plus là où étaient ses regrets et son amour; et de temps en temps, il laissait échapper, avec une voix attendrie et un regard d'aspiration religieuse, une:—«Chère Rome, où es-tu?»—qui apitoyait autour de lui un public d'imbéciles sur cette pauvre âme sombre d'exilé.