CHAPITRE VIII Le croquet de la Reine (3)
Alice ne savait pas au juste si elle devait se prosterner comme les trois
jardiniers ; mais elle ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler d’une
pareille formalité. « Et d’ailleurs à quoi serviraient les processions, » pensat-elle,
« si les gens avaient à se mettre la face contre terre de façon à ne pas
les voir ? » Elle resta donc debout à sa place et attendit.
Quand la procession fut arrivée en face d’Alice, tout le monde s’arrêta
pour la regarder, et la Reine dit sévèrement : « Qui est-ce ? » Elle s’adressait
au Valet de Cœur, qui se contenta de saluer et de sourire pour toute réponse.
« Idiot ! » dit la Reine en rejetant la tête en arrière avec impatience ; et,
se tournant vers Alice, elle continua : « Votre nom, petite ? »
« Je me nomme Alice, s’il plaît à Votre Majesté, » dit Alice fort poliment.
Mais elle ajouta en elle-même : « Ces gens-là ne sont, après tout, qu’un
paquet de cartes. Pourquoi en aurais-je peur ? »
« Et qui sont ceux-ci ? » dit la Reine, montrant du doigt les trois jardiniers
étendus autour du rosier. Car vous comprenez que, comme ils avaient la face
contre terre et que le dessin qu’ils avaient sur le dos était le même que celui
des autres cartes du paquet, elle ne pouvait savoir s’ils étaient des jardiniers,
des soldats, des courtisans, ou bien trois de ses propres enfants.
« Comment voulez-vous que je le sache ? » dit Alice avec un courage qui
la surprit elle-même. « Cela n’est pas mon affaire à moi. »
La Reine devint pourpre de colère ; et après l’avoir considérée un moment
avec des yeux flamboyants comme ceux d’une bête fauve, elle se mit à crier :
« Qu’on lui coupe la tête ! »