【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (4)
Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse.
L’homme que madame François venait de recueillir, couché sur le ventre,
avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui emplissaient
le cul de la voiture ; sa face s’enfonçait au beau milieu des carottes,
dont les bottes montaient et s’épanouissaient ; et, les bras élargis, exténué,
embrassant la charge énorme des légumes, de peur d’être jeté à terre par un
cahot, il regardait, devant lui, les deux lignes interminables des becs de gaz
qui se rapprochaient et se confondaient, tout là-haut, dans un pullulement
d’autres lumières. À l’horizon, une grande fumée blanche flottait, mettait
Paris dormant dans la buée lumineuse de toutes ces flammes.
– Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la maraîchère,
au bout d’un instant. Depuis que j’ai perdu mon pauvre homme, je vais tous
les matins aux Halles. C’est dur, allez !... Et vous ?
– Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l’inconnu avec
embarras. Je vous demande excuse ; je suis si fatigué, que cela m’est pénible
de parler.
Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les guides sur
l’échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête connaissant chaque
pavé. Florent, les yeux sur l’immense lueur de Paris, songeait à cette histoire
qu’il cachait. Échappé de Cayenne, où les journées de décembre l’avaient
jeté, rôdant depuis deux ans dans la Guyane hollandaise, avec l’envie folle
du retour et la peur de la police impériale, il avait enfin devant lui la chère
grande ville, tant regrettée, tant désirée. Il s’y cacherait, il y vivrait de sa
vie paisible d’autrefois. La police n’en saurait rien. D’ailleurs, il serait mort,
là-bas. Et il se rappelait son arrivée au Havre, lorsqu’il ne trouva plus que
quinze francs dans le coin de son mouchoir. Jusqu’à Rouen, il put prendre la
voiture. De Rouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied.